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sous une autre de la propriété et des instrumens de travail. Réfuter périodiquement leur chimère sans cesse renaissante est le métier de ceux qui font profession de cultiver l’économie politique. Un maître en cette science auguste, M. Paul Leroy-Beaulieu, s’en est acquitté vigoureusement dans son dernier livre sur le Collectivisme. Pour moi, qui m’égarerais sur ces hauteurs, je me contenterai modestement d’avoir affaire à ceux qui acceptent la société comme elle a toujours été faite, avec ses inégalités providentielles aux yeux des uns, fatales aux yeux des autres, et qui bornent leur espérance à atténuer, par la vertu de combinaisons pacifiques, les conséquences les plus choquantes de ces inégalités.

Le nombre de ceux-là est encore grand. Lorsqu’on cherche en effet à se tenir un peu au courant du mouvement des esprits en lisant les ouvrages qui ont été publiés sur ce sujet depuis une vingtaine d’années, on arrive assez vite à reconnaître qu’on se trouve en présence de deux écoles bien distinctes. L’une de ces écoles, sans faire précisément de la misère un fait nouveau, attribue cependant la plupart des maux dont le corps social est affligé aux conséquences de la révolution française, aux doctrines économiques de liberté et de concurrence dont elle a consacré le triomphe, à la destruction des anciennes corporations qu’elle a brutalement fait disparaître, en un mot, au désordre qu’elle aurait apporté dans le monde du travail comme dans le monde de la politique. L’autre école tient au contraire que de cette même révolution date une ère nouvelle particulièrement favorable aux travailleurs. Sans doute, les principes féconds, semés par la révolution, n’ont pas encore porté tous leurs fruits, mais le triomphe de plus en plus complet de la démocratie en amènera le complet épanouissement, et, grâce au développement des institutions de prévoyance et de mutualité, grâce également à des modes nouveaux de rémunération du travail ou d’association, la misère finira, sinon par être complètement éliminée, du moins par devenir un cas tout à fait exceptionnel et anormal. Le conflit d’opinion est, on le voit, aussi aigu que possible. L’une de ces écoles jette un regard de regret sur le passé, l’autre tourne avec confiance ses yeux vers l’avenir. En parlant ainsi, je n’entends, en aucune façon, décider d’avance ce qu’il faut penser des idées de chacune. Qui sait, en effet, si, dans la marche de la société, le passé n’est pas l’avenir, et si le reflux ne rapportera pas ce que le flux a emporté, — corso et ricorso, disait Vico. Ce n’est donc pas a priori et en vertu de théories préconçues qu’on peut donner tort ou raison à l’une ou à l’autre école. Il faut aller au fond des doctrines et en discuter les applications pratiques. Comme le veut l’ordre chronologique, je commencerai par l’école du passé, que,