Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 68.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cependant, les lettres de Humboldt étaient pour elle un trésor que le ciel même lui envoyait. Il lui était doux de penser qu’un grand homme s’occupait d’elle et daignait l’exhorter à contempler les étoiles. Elle le traitait « d’ami céleste, d’ami divin. » Ce n’étaient pas les consolations qui lui faisaient du bien, c’était le consolateur, et en cela, comme en toute chose, elle était vraiment femme.

L’ami divin n’a pas rempli son devoir jusqu’à la fin. Pendant longtemps, il avait servi à Charlotte une petite pension de près de 400 francs, qui lui était bien nécessaire pour l’aider à nouer les deux bouts. Il mourut en 1835 sans avoir pensé à lui rien laisser. M. Gutzkow s’en prend à son insouciance, M. Hartwig à sa passion pour le mystère : il ne voulut pas que ses héritiers trouvassent le nom de Charlotte dans son testament. Nous inclinerions plutôt à croire qu’il avait fait ses comptes dans sa tête et décidé qu’il était quitte et en règle avec l’amitié. Comme son frère Alexandre, Guillaume de Humboldt était de ces hommes qui calculent toutes leurs actions comme toutes leurs générosités et qui savent exactement où finit le devoir, où commence la sottise. La pauvre Charlotte était destinée à éprouver l’un après l’autre tous les délaissemens. La mémoire de l’ami divin ne lui en fut pas moins chère. Mais la vieillesse commençait à lui faire sentir ses atteintes, les infirmités étaient venues et ses doigts de fée lui refusaient le service. A quelque temps de là, elle en fut réduite, pour ne pas mourir de faim, à adresser au roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, un suppliant appel qui fut entendu. Le roi lui accorda une pension d’un peu plus de 1,000 francs, qu’elle ne devait pas toucher souvent. L’année suivante, elle était morte ; ce fut dans le cimetière de Cassel qu’elle goûta pour la première fois le repos.

Les lettres que lui écrivit Humboldt seront toujours intéressantes à relire ; on y trouve partout la marque d’un grand esprit. Mais il y manque le charme, le naturel, la simplicité qui s’abandonne. Cette sagesse si sûre d’elle-même et si superbe dans Bon apparente bonhomie, cette sagesse qui ne se dément jamais, qui n’a pas de mauvais jours, qui emploie sa vie à se regarder vivre, qui ne sait ni s’égayer, ni s’émouvoir, ni se fâcher, cause à la longue un êtonnement mêlé d’un secret malaise. Que deviendrait ce pauvre monde si on en bannissait et le rire et la sainte miséricorde et les saintes colères ? Gœrres avait dit en 1814 : « Guillaume de Humboldt est clair et froid comme un soleil de décembre. » Les Lettres à une amie ont la sévère beauté d’une journée d’hiver sereine et lumineuse. Le ciel n’a pas un nuage, l’air est pur, le soleil brille sur les buissons chargés de givre ; mais ce soleil n’est pas celui qui fait fleurir les roses et chanter les oiseaux.


G. VALBERT.