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Ne pouvant se distraire de ses chagrins, elle tâchait de les étourdir. La dévotion fut son recours et son refuge. La souffrance lui exaltait l’esprit, et elle était aussi romanesque en matière de dogmes et de pratiques religieuses que dans les jugemens qu’elle portait sur les hommes. Il lui semblait qu’un être très puissant et très pervers s’acharnait à la poursuivre, que le diable en personne empêchait les capitaines de grenadiers d’épouser les femmes qui les adorent, et elle suppliait les dominations et les trônes de la sauver du démon. Elle se souciait peu de la providence générale, il lui fallait une petite providence particulière, qui fit des miracles en sa faveur. Elle entendait que son Dieu fût à elle plus qu’à tout le monde, qu’il lui appartint et lui révélât sa présence par de secrets avertissemens. Elle croyait aux rêves, aux voix, aux sorts bibliques. Pour mettre son Dieu à l’épreuve, elle s’avisa de prendre un billet dans une loterie, quoique cinq séries-eussent été déjà tirées. Le billet coûtait trente thalers ; elle en gagna deux mille, et elle eut bientôt fait de les perdre. Le bon sens est un conseiller plus sûr que les sorts, bibliques.

Il est à présumer que lorsqu’en 1814 elle conçut tout à coup la pensée de se rappeler à la mémoire de Humboldt et de lui demander un peu d’assistance et de réconfort, elle le voyait au travers de ses souvenirs qui la trompaient et qu’elle se croyait encore à Pyrmont. Elle espérait obtenir de ce sage un peu plus qu’il ne pouvait lui donner, et sans doute elle eut de la peine à s’accommoder de l’austère morale qu’il lui prêchait. On sent percer dans les lettres de Humboldt la crainte qu’elle ne se méprit, le désir d’arrêter sur une pente dangereuse et de ramener dans le droit chemin cette imagination sujette à s’égarer. Il écrivait le 16 juillet 1825 : « Je regrette que vous vous plaigniez toujours de vos sombres mélancolies, que je ne puis approuver et que vous devez chercher à combattre, ma chère Charlotte. Je les attribue en partie à vos excès de travail, mais assurément je n’y suis pour rien. Si vous savez lire mes lettres, vous devez y voir à chaque ligne l’intérêt, l’affection que je vous porte et combien je serais charmé de vous savoir heureuse. J’ai une idée fort nette de ce que nous pouvons être l’un pour l’autre. Vous connaissez mes sentimens pour vous ; si courte, si fugitive qu’ait été notre première rencontre, j’en ai gardé un cher souvenir, et j’ai saisi avec empressement l’occasion de vous témoigner ma sympathie. Notre belle et tranquille amitié, conforme à mon âge comme à mes inclinations, peut durer jusqu’à la fin de nos jours, il n’y a rien en moi ni en vous, je pense, qui s’y oppose. Si vous pouvez vous en contenter, comme j’en ai l’intime persuasion, tout ira bien. » En homme avisé, il se défiait du précipice, et des deux côtés du pont, il mettait des garde-fous.

Il n’est pas d’art plus difficile que celui de consoler, les affligés. Le philosophe Citophile répondait un jour à une femme, désolée, qui