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règne d’Alexandre Sévère[1]. Nos bollandistes, commentant leurs actes, démontrent très solidement qu’ils sont indignes de confiance pour quatre raisons qu’ils déduisent très doctement et qui sont, en effet, très bonnes. On s’attend qu’ils rejettent la pièce. Point du tout ; ils reprennent leurs propres objections, en délient le faisceau, les brisent l’une après l’autre, sans effort et à l’aide d’explications où l’histoire ne souffre pas moins que la logique, et concluent décidément que les Actes sont sincères et l’histoire véritable.

Enfin, dans les actes des saints des quinze derniers jours d’octobre, la question de l’origine et de l’organisation du christianisme dans les Gaules est plusieurs fois touchée, notamment à propos de quelques martyrs céphalophores attribués au règne de l’empereur Julien, en 361 ou 362[2]. Cette question a depuis longtemps, on le sait, suscité d’ardentes polémiques entre l’école historique et l’école traditionaliste. Nos bollandistes sont trop au courant des bonnes méthodes, trop rompus à l’interprétation des textes pour adopter à l’aveugle l’opinion de ceux qui, oubliant que les idées, les croyances et les institutions, comme tous les autres faits humains, ne passent et ne s’établissent que progressivement d’un pays à un autre, prétendent que le christianisme a éclaté pour ainsi dire tout d’un coup dans le monde et s’est établi par l’action seule des apôtres. Il ne paraîtrait pas légitime, aux savans théologiens de Bruxelles, d’opposer la vague phraséologie des apologistes du second siècle aux témoignages précis et formels de Sulpice Sévère,

  1. Act. SS. De SS. Theodota et Socrata M. M. Niceæ in BithynIa, t. x d’octobre, p. ç et 33.
  2. Act. SS., t. VII d’octobre, p. 810 et suiv. Martyrs Céphalophores, ou porte-tête. C’est un détail spécialement noté pour les martyrs gallo-romains. De presque tous ceux dont on dit qu’ils sont morts décapités pour la foi, la légende raconte qu’après leur supplice ils ramassèrent leur tête, la prirent entre leurs mains et marchèrent ainsi jusqu’au lieu où ils furent ensevelis. Cela est raconté de saint Denys de Paris, de saint Nicaise de Rouen, de saint Germain de Besançon, de plus de cinquante autres dont les noms sont énumérés au tome VII d’octobre, page 819, dans les Acta Sanctorum. Les bollandistes n’ont jamais songé à prendre à la lettre cette ridicule tradition. Ils essaient de l’expliquer, ce qui vaut mieux. Elle a son origine, disent-ils, dans les représentations peintes ou sculptées dans lesquelles l’artiste, pour figurer le genre de mort du martyr le montrait dans cette attitude. Cette explication est ingénieuse assurément. Mais la légende est-elle née, en effet de ces représentations, ou ne serait-ce pas plutôt l’inverse, c’est-à-dire l’art qui aurait exprimé la légende déjà formée. L’œuvre d’art imite ou reproduit les mythes plus qu’elle ne les suscite. La tradition populaire ne serait-elle pas née plutôt lors de l’ouverture de quelque tombeau de martyr opérée pour une translation, et de la découverte d’un corps de supplicié dont la tête placée entre les jambes était soutenue et comme portée par les mains ramenées et repliées au-dessous du bas-ventre ? — Ce spectacle frappant les Imaginations crédules aurait produit la croyance fixée plus tard dans les récits et dans les œuvres plastiques.