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mémoire considérable, lu à l’Institut, où il entreprend de montrer que quantité de documens, rejetés par Ruinart et généralement discrédités, peuvent encore fournir aux études historiques des élémens d’information qu’on aurait tort de négliger, il écrit excellemment : « J’oserais presque dire pour ma part que présenter comme sincères une telle réunion d’Actes complets me parait chose hasardeuse. Pour quelques pièces incomparables, comme le sont certains Actes d’Afrique, combien d’autres pèchent sur plus d’un point et contiennent des signes bien probables d’interpolations et de retouches[1] ! » Il semble qu’il dût suivre de là que le devoir de la critique est d’expurger les Actes de Ruinart des traits interpolés qu’on

  1. Ceux qui ont lu le livre de M. Edmond Le Blant ont admiré justement la variété, la richesse et la sûreté de son érudition. Sa méthode de références et de rapprochemens est fort ingénieuse. Toutes les concordances qu’il signale sont justes et bion trouvées, et par suite la thèse proposée parait démontrée et inattaquable. Cependant deux objections demeurent auxquelles je ne crois pas que le savant archéologue ait répondu. Je les rappelle. Il y a, dit-il, des signes manifestes d’antiquité jusque dans les actes les plus corrompus et les plus douteux. Mais de quelle antiquité parle-t-on ! L’expression n’a-t-elle pas ici forcément un sens fort large ? Les coutumes, formalités et mœurs judiciaires qu’on allègue, par exemple, sont-elles propres à telle époque déterminée, celle à laquelle les faits dont il s’agit sont rapportés, ne les trouve-t-on pas encore deux ou trois siècles plus tard ? Si oui, ce critérium est insuffisant puisqu’il peut s’appliquer aussi bien au Ve ou au VIe siècle qu’au IIIe. En second lieu, les traces ou signes d’antiquité qu’on signale dans des Actes dont pour tout le reste on fait bon marché, peuvent prouver seulement l’érudition de l’anonyme qui a composé ces Actes, ou avoir été empruntés d’Actes sincères qu’il eut sous les yeux et qui lui servirent de modèle. Ces imitations, ces emprunts sont très fréquens dans les Actes des martyrs. L’auteur des Actes de Pionius, qui sont fort recommandables, eut certainement sous les yeux ceux de Polycarpe et s’en est visiblement inspiré. Les Actes de Tatien Dulas, M. Le Blant le note, ont été fabriqués avec ceux de Tarachus. Ceux de Tryphon, de Cyriacus et d’Abercius ont été copiés les uns sur les autres ou sur un original commun. On a eu la fantaisie de faire un martyr du soldat qui de sa lance perça le flanc du Christ attaché sur la croix, on l’a nommé Longinus et on lui a composé des Actes. Il y a dans ces Actes des vestiges d’antiquité, des souvenirs d’usages du Ier siècle. Cela prouve-t-il que Longinus ait été martyr ou même qu’il ait jamais existé ? Voici, par exemple, deux pièces hagiographiques, l’une qu’on lit dans le recueil de Ruinart, l’histoire de Sapricios et de Nicephoros, l’autre qu’on trouve dans beaucoup de passionnaires grecs manuscrits : Le combat (Ἄθλησις) de Christophoros. Les marques d’antiquité abondent dans ces deux pièces, des formes de procédures vraiment romaines, des fragmens d’interrogatoires conformes aux habitudes du m" siècle. Est-ce à dire que l’histoire de Sapricius, où perco manifestement le dessein de moraliser, d’apprendre aux contemporains la charité et le pardon des injures, se rapporte à un fait public et s’impose à l’histoire comme un épisode de la persécution de Dèce, et qu’il y ait aussi un fond solide et réel dans l’histoire de ce bon géant larmoyant Christophoros ? Est-il même bien sûr que Christophoros ait existé soit sous ce surnom, soit sous celui de Reprobus, qu’on lui donne aussi et qui ne parait pas plus authentique ? Telle est la double objection qu’on peut, je crois, opposer au travail de M. Edmond Le Blant.