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L’avènement des torpilleurs autonomes laisse-t-il du moins subsister la possibilité de ces débarquemens de troupes sur un territoire ennemi, de ces descentes heureuses qui, dans les guerres d’autrefois, étaient un élément capital des succès militaires ? A coup sûr non. L’amiral Aube nous a déjà dit combien il serait aisé, avec un simple croiseur à éperon, de faire une trouée à travers une flotte de transports comprenant deux lignes de bateaux de 3,600 mètres. Mais le croiseur à éperon est un engin de combat très inférieur ; après un ou deux abordages, il serait démoli ; l’avènement des torpilleurs a rendu bien plus aisée et d’un effet bien plus certain la destruction des flottes de transport. Supposez, au lieu d’un croiseur à éperon, une flottille de torpilleurs se jetant dans la nuit au milieu de cette armée flottante. Quels dégâts ! quelles ruines ! quels désastres ! Allons plus loin. Admettons que ce danger soit évité par un hasard providentiel ou par une fortune inexplicable. L’armée est débarquée, elle commence ses opérations. Que devient, pendant ce temps, sa base d’opérations et de ravitaillement, laquelle ne peut être que l’escadre qui l’a portée ? Elle continue à être exposée nuit et jour aux attaques des torpilleurs ; au bout d’un temps plus ou moins long, elle est brisée par eux. Alors l’armée envahissante est placée dans la situation de l’armée d’Egypte après Aboukir. Il faut qu’elle vive sur le pays, qu’elle s’y maintienne par des victoires constantes. Mais il n’y a qu’une ressemblance apparente entre cette situation et celle des troupes de Bonaparte et de Kléber, après la destruction de l’escadre de Brueys, car ces troupes n’avaient pas grand’chose à craindre des mamelucks et l’année qui devait les combattre ne pouvait venir que par mer. Rappelez-vous, au contraire, ce qui s’est passé en 1870-1871. Quelles auraient été les destinées du corps de débarquement du général Trochu.si, conduit comme on en avait eu le dessein, sur les rivages de la Baltique, éloigné de 300 lieues du théâtre véritable de la guerre, il eût essayé d’entreprendre, à de pareilles distances ; une campagne qui aurait exercé si peu d’influence sur la lutte générale ? Jusqu’au jour où le sort s’est prononcé à Sedan et à Metz, l’armée allemande qui devait le combattre resta prête sous les ordres du général von Falkenstein, supérieure en nombre, maîtresse des chemins de fer et de toutes les richesses de la contrée. Le corps de Trochu aurait été entouré, écrasé dès ses premiers pas ; mais s’il avait trouvé dans sa fuite la mer sans abri ; la flotte de transport détruite ou dispersée, il ne lui serait resté d’autre ressource que la capitulation. Dès lors, il est bien clair que l’importance de la suprématie maritime dans une guerre continentale s’est évanouie, comme tant d’autres réalités d’autrefois devenues aujourd’hui des illusions. La guerre d’escadre, la guerre de