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III

Entre les œuvres les plus récentes de M. Gottfried Keller, nous choisirons le petit volume intitulé Sept Légendes, qui nous sortira de cette société d’ouvriers en peignes, d’apprentis tailleurs, donneurs de drap, de commis et de repasseuses, en un mot, de tous les Philistins de Seldwyle, qui, à la longue, donnent des nausées. Le thème de quelques-unes des légendes est emprunté à des textes du moyen âge, où l’auteur s’est efforcé de découvrir un sens réaliste et païen ; d’autres sont de pure invention. En exposer l’analyse serait parfois mal aisé, à cause de la liberté du sujet[1], et présenterait, en outre, l’inconvénient de disperser l’attention sur trop d’ouvrages variés. Mieux qu’une analyse, le passage suivant[2] permettra d’entrevoir, à travers le voile gris de la traduction, la couleur et l’enluminure de ces courts et gracieux récits.

C’était grand jour de fête au ciel : en de pareils jours, bien que le fait ait été contesté par saint Grégoire de Nysse, mais maintenu comme certain par saint Grégoire de Nazianze, la coutume était d’inviter les neuf Muses, qui passaient le reste du temps en enfer et de les laisser entrer au paradis pour qu’elles prêtassent leur concours à la fête. On les traitait bien, mais les cérémonies une fois terminées, il leur fallait retourner à leur premier séjour.

Lorsque les danses et les chants eurent été exécutés, la foule céleste se mit à table et les Muses prirent la place qu’on leur avait réservée :

Elles étaient presque intimidées les unes à côté des autres et regardaient autour d’elles avec leurs yeux d’un noir de feu ou d’un bleu sombre. La diligente Marthe, dont parle l’évangile, les servait. Elle avait noué autour de sa taille son plus beau tablier et portait à son menton blanc une petite tache de suie : elle insistait amicalement pour que les Muses goûtassent à tous les bons plats. Les craintives dépouillèrent leur timidité lorsque sainte Cécile et d’autres femmes expertes en art s’approchèrent d’elles et les saluèrent joyeusement. Elles devinrent confiantes et la joie sereine régna dans le cercle des femmes. Musa était assise à côté de Terpsichore, et Cécile entre Polymnie et Euterpe et toutes se tenaient par la main… Le roi David vint en personne et apporta une coupe d’or à laquelle toutes burent si bien qu’une douce gaîté les échauffait : plein de condescendance, il fit le tour de la table, non sans avoir caressé en passant le menton de l’aimable

  1. La Nonne et la Vierge, la Vierge et le Diable.
  2. La Petite Légende de la danse.