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par le tour qu’on leur donne, qui tient aux mots plus qu’aux choses, et qui ne traverse les passions que pour en orner sa phrase ou en colorer sa période ? Cruel embarras de Gritli, inexperte à ce jargon précieux. Elle s’adresse à un professeur de beau langage, qui lui fournit le brouillon de ses épîtres, mais qui s’enflamme à ce commerce de rhétorique. Le mari s’étant à la fin aperçu de la fraude, divorce pour épouser un bas-bleu. Il est berné de tous les Seldwyliens. Cependant Gritli et son maître de style vivront en heureux époux, et cela sans le secours des revues, des feuilletons et des belles-lettres.

Comme pendant à cette caricature de l’homme de lettres, M. Gottfried Keller, dans une autre nouvelle[1], a tracé le portrait de la femme intellectuelle de bas étage, Mlle Züs Bünzlin, repasseuse érudite et dévote, lauréate des concours scolaires, aussi bornée que vaine de sa science de perruche, et la cervelle tout enflée d’idées générales. Viggi Störteler composait des nouvelles réalistes, Mlle Züs écrit des petits traités idéalistes : Sur l’utilité d’un lit de malade. — Sur la mort. — Sur l’effet salutaire du renoncement. — Sur la grandeur du monde visible et le mystère du monde invisible. — Sur la vie de campagne et ses joies. — Sur la nature. — Sur les rêves. — Sur l’amour. — Quelques mots sur l’œuvre de rédemption du Christ. — Trois points de justice envers soi-même. — Pensées sur l’immortalité. Assise à côté d’une cathédrale de carton en miniature, dressée à sa gloire par un apprenti relieur, elle éblouit et endoctrine trois prétendans, ouvriers en peignes, séduits par sa dot, qui s’élève à quelques centaines de florins. Comme aucun goût ne l’entraine plutôt vers celui-ci que vers celui-là, le succès d’une course décidera lequel des trois épousera l’infante et possédera la fabrique. Tous les habitans de Seldwyle s’assemblent sur le passage des coureurs ; mais le plus avisé laisse partir les deux autres et demeure sous un arbre à caresser Mlle Züs. Elle, oubliant ses petits traités d’édification, se laisse renverser sur l’herbe tendre, semblable au hanneton couché sur le dos, qui ne sait plus se relever, et l’amant sort ainsi vainqueur d’un combat dont Züs Bünzlin est le prix.

Il aurait fallu traduire en entier les Trois Justes Fabricans de peignes, pour donner une idée de l’humour de M. Gottfried Relier, mais le comique en est si violent, et les personnages en sont si bas, que nos lecteurs ne pourraient supporter ce récit. Notre auteur s’y montre âpre moraliste des faubourgs populaires, et c’est d’après ce-pauvre monde qu’il a dessiné ses grotesques.

  1. Die drei gerechten Kammacher (les Trois Jeunes Fabricans de peignes).