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cheveux noirs, une branche de sapin vert passée dans son chapeau, raclait des valses frénétiques. A la fin, lasse de danser, la foule sort et s’ébranle comme une noce joyeuse que précède le gai ménétrier. Bientôt les deux jeunes gens se séparent de la bande, dont les cris et les chants s’éteignent peu à peu. Au bord de la rivière, ils aperçoivent une barque chargée de foin odorant, qui leur servira de lit nuptial. Ils s’y élancent, ils la détachent ; la barque suit à l’abandon le fil de l’eau :


Le fleuve traversait tantôt de hautes forêts obscures, qui le couvraient de leur ombre, tantôt un pays découvert, tantôt des villages silencieux, tantôt des chaumières isolées : ici la force du courant s’arrêtait, le fleuve ressemblait à un lac tranquille, la barque bougeait à peine, plus loin le courant grondait à travers les rochers et laissait rapidement derrière lui les bords endormis : dès la première aurore, une cité avec ses clochers sortit de l’horizon de l’eau d’un gris d’argent. La lune d’un rouge d’or, à son déclin, traçait une route étincelante qui remontait le courant, et vers cette route de lumière la barque s’avançait en obliquant. Comme elle approchait de la ville, dans le froid de cette matinée d’automne, deux ombres pâles étroitement enlacées glissèrent du haut de la masse obscure dans les flots glacés…


On voit par ce dénoûment combien M. Gottfried Keller s’éloigne de Jérémie Gotthelf et de sa prédication piétiste. Dans un sujet aussi banal que le suicide d’une grisette de village et d’un garçon de ferme, il a voulu peindre l’obscur instinct de l’amour, qui ne sait pas s’exprimer en belles phrases, mais qui éclate en un acte désespéré, il a voulu nous apprendre comment battent les cœurs simples. Ce récit est goûté en Allemagne comme le sont parmi nous les pastorales de George Sand : il compte parmi les chefs-d’œuvre de ces Dorfgeschichten, ou nouvelles villageoises, aujourd’hui si répandues chez nos voisins, qu’on y compte toute une classe d’écrivains dénommés Dorfgeschichtler.

D’autres nouvelles de ce recueil ont un ton franchement humoristique : parfois même l’auteur abonde dans la bouffonnerie et dans la farce, et ses sujets pourraient servir de thème à des pièces selon le goût de M. Labiche[1]. Ou bien encore, il fait la satire de ses compatriotes[2]. Une des nouvelles les plus plaisantes est celle où il raille la préciosité littéraire et le réalisme niais chez les écrivains suisses[3]. De beaux esprits, académiciens de canton, feuilletonistes de gazette locale, conférenciers de salle de danse,

  1. Ainsi le conte intitulé : der Schmied seines Glückes.
  2. Kleider machen Leute.
  3. Die missbrauchten Liebesbriefe.