Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/897

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

solennellement sur une pierre, en sorte que, par son bourdonnement, elle ressemblait à une tête prophétique ; et tous les deux, enlacés, écoutaient dans un profond silence ses oracles et ses fables. Mais tout prophète inspire l’effroi et l’ingratitude ; le peu de vie, dans cette figure grossière, excita l’instinctive cruauté des enfans, et ils se décidèrent à enterrer la tête. Ils creusèrent donc un trou et l’y posèrent sans demander l’avis de la mouche captive, et élevèrent sur cette tombe, avec de petites pierres, un monument important. Puis ils éprouvèrent un certain effroi d’avoir enterré quelque chose ayant vie et figure, et s’écartèrent assez loin de cet endroit sinistre. La fillette, fatiguée, se coucha sur le dos, à une place couverte d’herbes vertes et se mit à chanter quelques mots, toujours les mêmes, sur un ton monotone… Le soleil pénétrait dans sa bouche ouverte, éclairait ses petites dents d’un blanc éclatant et brillait à travers ses lèvres rondes et purpurines.


Cette gracieuse scène d’enfans sert de prologue à la tragédie. Les années se passent, la haine éclate entre les pères, une haine de paysans, ruminée nuit et jour. Ils se rencontrent sur un pont de bois, s’élancent l’un contre l’autre ainsi que deux boucs furieux, les têtes s’entre-choquent, les poings se crispent. Leurs deux enfans ne les peuvent séparer qu’épuisés et meurtris, après une lutte acharnée. Puis viennent les procès, finalement la ruine et la noire misère. Le fils et la fille, qui s’aiment, n’ont pas le courage d’affronter une vie incertaine et menacée. Mais, avant de mourir ensemble, ils se donnent la joie d’un dernier jour de fête, revêtent leurs meilleurs habits et se rendent à la kermesse voisine :


Ils se trouvèrent bientôt en pleine campagne et marchèrent silencieux, l’un à côté de l’autre, à travers les champs et les plaines ; c’était une belle matinée de dimanche en septembre ; pas un nuage n’était visible au ciel, une légère gaze vaporeuse, épandue sur les montagnes et les forêts, rendait la contrée plus mystérieuse et plus solennelle, et de tous côtés sonnaient des cloches d’église : ici le tintement harmonieux et profond d’un bourg riche ; là les deux clochettes bavardes d’un pauvre petit village. Les deux amoureux oublièrent ce qui devait se passer à la fin du jour, ils s’abandonnaient à une joie sans paroles, respiraient, sous leurs habits de fête, libres de se promener tout le long du dimanche, comme deux heureux qui s’appartiennent légitimement ; tout bruit qui retentissait dans le silence dominical ou tout cri éloigné trouvait dans leur âme un tremblant écho…


Quand la nuit fut venue, ils s’arrêtèrent à une auberge perdue dans la montagne, où les paysans les plus pauvres avaient coutume de se réunir ; là, le petit violoneux bossa, au nez d’aigle, aux longs