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Seldwyle est, en effet, un Carpentras ou un Landernau, le Yonville-l’Abbaye de Gustave Flaubert, ou le Middlemarch de George Eliot. À travers les rues tortueuses, où l’herbe encadre les pavés, M. Gottfried Keller nous fait pénétrer dans les maisons noircies par le temps, les tristes échoppes, les chambres obscures et étouffées. La vieille fille à sa fenêtre, entre une cage à serins et un pot de géraniums, cesse de dévider son fil, et aplatit son nez contre les vitres verdâtres, au moindre bruit insolite qui pique sa curiosité toujours à l’affût et vient rompre l’écœurante monotonie de la vie journalière Voit-on passer quelque étranger, quelque bête inconnue, âne bœuf, chien ou cheval, il n’en faut pas davantage pour mettre la ville en rumeur. Mais d’ordinaire les gens de Seldwyle en sont réduits à s’occuper les uns des autres. Chacun se livre sur son voisin à une minutieuse et perpétuelle enquête, se réjouit de toute mésaventure qui accable autrui, s’afflige des destinées prospères, comme si elles s’accomplissaient à ses propres dépens, lit quand la chronique locale ne fournit pas assez de nouveautés, ces gens à imagination féconde inventent de nouveaux sujets de calomnie ou de médisance. La politique achève d’alimenter les haines, car les Seldwyliens se montrent « gens de parti passionnés, grands reviseurs de constitutions et élaborateurs d’amendemens. » La petite cité démocratique a aussi sa lie, ses outlaws, ses anarchies retirés dans leurs antres et leurs repaires, au fond des cabarets à l’odeur nauséabonde, dont les murs gardent l’empreinte des têtes graisseuses : là se réunissent avocats sans cause, négocians sans clientèle, petits employés congédiés, agens infidèles, littérateurs incompris, « prêts à noyer de leurs mains malpropres, dans le déluge universel, la mauvaise étoile qui les poursuit depuis des années. » Telle est Seldwyle et tels sont les Seldwyliens.

Entre toutes ces nouvelles réunies sous le titre commun de Leute von Seldwyla, la plus célèbre, celle qui a consacré la réputation de M. Gottfried Keller, est intitulée Roméo et Juliette au village. Elle a valu à l’auteur le litre un peu ambitieux de Shakspeare de la nouvelle, que M. Paul Heyse lui a décerné dans un sonnet. C’est l’histoire de deux amans en sabots, séparés, comme ceux de Vérone, par des haines de famille. Un beau jour d’automne, dans les environs de Seldwyle, deux paysans labourent, vont et viennent derrière leur charrue et chacun empiète peu à peu sur le champ abandonné qui deviendra bientôt le sujet de leur querelle et l’occasion de leur ruine. Près du champ, leurs enfans jouent : Juliette a cassé sa poupée, Roméo s’est emparé de la tête, où il enferme une grande mouche bleue, en bouchant l’orifice avec des brins d’herbe :

Les enfans tinrent la tête de la poupée par les oreilles et la posèrent