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lui-même. Dans leurs classifications barbares, les Allemands dénomment cette forme littéraire le Ich-Roman, roman du moi, par opposition à l’Er-Roman, ou roman du lui, quand c’est l’auteur qui parle au lecteur. Sous couleur de fiction, M. Gottfried Keller a écrit dans ce livre ses Mémoires de jeunesse ; non que tous les détails et tous les épisodes en soient exactement vrais, mais un fond réel leur sert de canevas.

Les premiers chapitres sont une peinture des mœurs nationales. Fille d’un pasteur de campagne, demi-paysan, demi-lettré, la mère du Vert Henri a épousé un maître tailleur de pierres du nom de Lee et vient se fixer avec lui à Zurich. Lee, homme d’énergie, et dont l’initiative s’exerce au milieu d’une démocratie où l’état n’a d’autre fonction que de protéger la liberté de tous, exhorte les ouvriers, ses compagnons, à unir leurs forces et leurs ressources, à organiser des sociétés d’assurances, à fonder des écoles, des bibliothèques populaires : pour mieux corriger en eux la grossièreté native, il les dresse au jeu de la scène et les exerce à déclamer les pièces de Schiller. C’est une société démocratique qui tend à s’élever, qui aspire à plus de culture et de politesse. Cependant Lee pousse ses propres affaires avec la même fougue, il devient architecte et se voit en passe de faire fortune. Mais, bientôt usé par tant d’activité et d’entreprises, il meurt dans la force de l’âge et laisse dans une situation précaire sa femme et son tout jeune enfant. Dévorée de soucis d’avenir, la veuve se trouve aux prises avec le redoutable problème de l’éducation et se heurte à un caractère énigmatique et obstiné.

On a comparé au David Copperfield de Dickens, cette partie du Grüne Heinrich où l’auteur retrace son enfance. Mais M. Gottfried Keller cherche moins à émouvoir notre sensibilité, par le récit de ses jeunes chagrins, qu’à nous montrer à nu une âme d’enfant. En cet essai de psychologie, il laisse entrevoir d’abord comment, dans l’intelligence qui s’éveille, tout prend forme et figure : l’enfant est incapable de concevoir des idées abstraites, et, lorsqu’on lui parle de Dieu, il l’imagine sous un étrange aspect :


Sur le toit (de l’église voisine) il y avait un petit clocher élancé, terminé en pointe d’aiguille, et dans lequel était suspendue une petite cloche. Quand, à l’heure du crépuscule, la clochette tintait, ma mère me parlait de Dieu et m’apprenait à prier. Je demandais : Qu’est-ce que Dieu ? Est-ce un homme ? Et elle répondait : Non, Dieu est un esprit. Le toit de l’église s’enfonçait peu à peu dans l’ombre grise, la lumière grimpait au sommet du petit clocher jusqu’à ce qu’enfin elle étincelât sur le coq d’or qui formait la girouette, et un soir je me trouvai soudain dans la foi certaine que ce coq était Dieu.