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l’auteur de la Nouvelle Héloïse n’aura plus tard qu’à transformer ces justifications à leur tour en glorifications véritables, pour ébranler les bases mêmes et déplacer les fondemens de la morale. Mais nous en avons dit assez sur cette doctrine de la souveraineté de la passion que Prévost a enseignée le premier dans l’histoire de notre littérature. Contentons-nous donc d’ajouter que le milieu dans lequel vivait Prévost, et l’exemple entre autres du prince de Conti, si peu que son aumônier l’approchât, n’étaient point pour préparer son talent à traiter les matières d’édification. Et regardons plutôt la tradition comme une fable, ou peu s’en faut, inventée par de pieux amis pour réconcilier avec l’église la mémoire d’un homme dont la jeunesse au moins l’avait si fort scandalisée.

Je voudrais bien aussi regarder comme une autre fable ce que le même biographe nous a dit de la mort de Prévost. J’en reproduis ici les termes mêmes : « Le 23 novembre 1763, comme il s’en retournait seul à Saint-Firmin, par la forêt de Chantilly, il fut frappé d’une apoplexie subito, et demeura sur la place. Des paysans qui survinrent par hasard, ayant aperçu son corps étendu au pied d’un arbre, le portèrent au curé du village le plus voisin. Le curé le fit déposer dans son église, en attendant la justice, qui fut appelée, comme c’est l’usage, lorsqu’un cadavre a été trouvé. Elle se rassembla sur-le-champ avec précipitation, et fit procéder par le chirurgien à l’ouverture du corps. Un cri du malheureux, qui n’était pas mort, glaça d’effroi les assistans. Le chirurgien s’arrêta, il était trop tard ; le coup porté était mortel. L’abbé Prévost ne rouvrit les yeux que pour voir l’appareil cruel qui l’environnait, et de quelle manière horrible on lui arrachait la vie. Il expira sous le scalpel au même instant, âgé de soixante-six ans et huit mois moins quelques jours. » Nous ferons observer tout d’abord qu’aucun autre témoignage que celui du biographe ne confirme l’authenticité de sa version. Ni Grimm, dans sa Correspondance littéraire, ni Collé dans son Journal, ni Fréron dans son Année littéraire, ni Bachaumont dans ses Mémoires secrets, celui-ci grand ami de Prévost, comme on sait, annonçant tous les quatre, à quelques jours de date, la mort du romancier, ne paraissent avoir seulement entendu parler de cette tragédie. On dit seulement que l’un de ses amis, La Place, le traducteur de Fielding, interrogé par un frère de Prévost, lui aurait répondu par ces mots : « qu’il n’y avait qu’à gémir et se taire. » Encore faudrait-il bien savoir ce que lui demandait le frère de Prévost, et d’où La Place lui-même tenait ses renseignemens. Il y a d’ailleurs dans le récit du biographe des détails que l’on ne s’explique pas. Si l’ouverture du cadavre fut faite par un homme de l’art, il paraît extrêmement