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services par ses adaptations des trois grands romans de Richardson : Paméla, Clarisse et Grandison. Avec quelle bonne grâce et quelle modestie, c’est ce que l’on peut voir dans la préface qu’il met à Clarisse : « Je commence par un aveu qui doit faire quelque honneur à ma bonne foi quand il en ferait moins à mon discernement. De tous les ouvrages d’imagination, sans que l’amour-propre m’en fasse excepter les miens, je n’en ai lu aucun avec plus de plaisir que celui que j’offre au public, — et je n’ai pas eu d’autre motif pour le traduire. »

On ne s’attend pas qu’à ce propos j’insère ici subrepticement, dans une étude sur Prévost, une étude sur Richardson. Il faut bien cependant que j’en touche quelque chose et que je montre, aussi brièvement que possible, mais clairement, ce que Paméla, Clarisse et Grandison apportaient de nouveau dans le roman. L’influence de Richardson a d’ailleurs été presque plus considérable en France que dans sa propre patrie. Tandis qu’en effet l’illustre auteur de Joseph Andrews et de Tom Jones, puis, à sa suite, l’auteur plus grossier de Roderick Random et de Peregrine Pickle, en réaction tous les deux contre le roman de Richardson, vont essayer d’acclimater en Angleterre quelque chose de la belle humeur et de la raillerie de notre Le Sage, c’est Prévost qui va tenter lui-même en France, dans ses derniers romans, d’imiter Richardson, et c’est Rousseau, qui ne le connaîtra qu’à travers les traductions de Prévost, qui le surpassera dans la Nouvelle Héloise. Laissant donc de côté les défauts particuliers ou les qualités générales de Richardson, qui n’appartiennent pas à mon sujet, je veux du moins indiquer comment s’est exercée son influence, et par quels points de contact Paméla, Clarisse et Grandison, pris ensemble et comme en bloc, ont agi sur le roman français.

En premier lieu, ce sont vraiment ici, malgré l’ampleur du développement et le poids des volumes, des romans faits avec rien. « Paméla, Clarisse, Grandison, trois grands drames, ô mes amis ! » selon le mot de Diderot ; et trois drames dont le second au moins, en dépit de ses longueurs, à cause de ses longueurs peut-être, est d’une singulière puissance ; mais trois drames de la vie bourgeoise, et moins bourgeoise encore par la qualité des personnes entre lesquelles ils se jouent que par la nature même des événemens qui les forment, tous familiers, quotidiens, communs. Peu ou point d’aventures, de ces aventures dont Prévost avait chargé ses premiers romans ; pas de sang répandu, comme dans les Mémoires d’un homme de qualité ; pas de voyages par-delà les mers, chez les Hurons ou chez les Iroquois, comme dans Cléveland ; pas d’emprunts à l’histoire, comme dans le Doyen de Killerine, pour colorer d’un air de réalité l’invraisemblance ou l’étrangeté des incidens ; pas de