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aujourd’hui pouvons-nous concevoir un roman sans amour, — il apparaissait plus clairement que Prévost, du premier coup, avait touché, non pas peut-être la perfection, mais assurément l’on des sommets du genre.

Ce mérite intérieur, et en quelque sorte caché, le plus rare de tous, beaucoup plus rare en tout cas que ceux de la factura ou du style, suffirait lui seul à soutenir Manon Lescaut, quand bien même le style en serait aussi négligé qu’on l’a prétendu si souvent, et la facture encore plus lâche. Le style, au sens quasi mystique où l’on entend aujourd’hui ce mot, n’a pas en soi cette singulière vertu de perpétuer dans la mémoire des hommes les œuvres qui n’auraient d’autre valeur au fond que celle qu’il leur communique, et, quant à la facture, il faut bien reconnaître qu’une certaine exemption de défauts ne s’y accorde pas mal avec l’absence des grandes qualités. Voltaire aimait à dire que les tragédies de Campistron sont « mieux faites » que celles de Racine ; et les Incas ou Bélisaire doivent être « mieux écrits » que Manon Lescaut. Ainsi encore, dans notre temps, l’auteur de l’Éducation sentimentale a incomparablement « mieux écrit » que celui de la Cousine Bette ; et qui doute que Scribe ait su « mieux faire » une pièce qu’Alfred de Musset ? Après quoi, je ne trouve point que la facture de Manon Lescaut laisse tant à reprendre ou à désirer. Gustave Planche va trop loin quand il dit a qu’il n’y a pas dans ce livre un épisode qui ne soit utile, ou même nécessaire, au développement des caractères, pas une scène qui ne serve à dessiner, à expliquer les personnages ; » et l’éloge est sans doute excessif. Il y a des épisodes superflus, dans Manon Lescaut, quand ce ne serait que celui du prince italien, qui d’ailleurs ne figurait pas dans les premières éditions ; et on y peut signaler des conversations inutiles, ou un peu longues, telles que celle de Tiberge avec le chevalier dans la prison de Saint-Lazare. Il ne demeure pas moins vrai que, dans ce récit d’à peine deux cent cinquante pages, et avec la profusion d’aventures qui s’y pressent les unes sur les autres, la narration marche ou court d’une rapidité presque sans exemple. C’est la vitesse même de l’improvisation, ou plutôt de l’inspiration ; et, à défaut de calcul ou d’art, c’est l’instinct même des lois de la composition. Rien n’est plus vif, mais rien n’est plus complet ; rien n’est plus fort, mais rien n’est plus simple ; et, ce qui ne laisse pas aussi d’avoir son prix, si rien n’est moins moral, rien cependant n’est plus discret ou même plus chaste, de telle sorte que l’on peut dire, comme de toutes les œuvres qui méritent vraiment d’être appelées classiques, que Manon Lescaut n’est guère moins admirable pour tout ce qui s’y sous-entend que pour tout ce qui s’y dit, et pour tout ce qu’elle ne contient pas que pour ce qu’elle contient