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qu’enfin la police elle-même n’ait fait saisir le livre qu’en 1733, la réponse est facile. Manon Lescaut n’eut point tout à fait le succès que l’on a dit quelquefois, et, pendant tout le siècle, ne fut pas estimée au-dessus de Cléveland et du Doyen de Killerine.

La seconde question, moins ingrate en apparence, est de savoir quels modèles vivans ont posé devant l’auteur de Manon Lescaut. Dans un temps de curiosité comme le nôtre, cette recherche, on le sent bien, ne pouvait manquer d’exercer préfaciers et commentateurs. Celui-ci donc, sous le masque de M. de B.., le premier rival de des Grieux, après avoir hésité longtemps s’il reconnaîtrait M. Lallemand de Betz ou M. Bonnier de La Mosson, s’est décidé à y voir le futur beau-père de Mme d’Epinay, M. de La Live de Bellegarde. Mais celui-là, se souvenant fort à propos qu’un supérieur des Missions étrangères, bien connu de quiconque a lu Bossuet ou Fénelon, s’était nommé Tiberge, en a conclu que Prévost devait l’avoir eu sous les yeux en dessinant les traits du sage et généreux ami de son triste héros. Ce sont là jeux d’esprit auxquels on peut bien s’amuser, si l’on en a le temps, mais non pas s’attarder. Est-il peut-être plus utile de constater qu’il n’a pu s’introduire que fort peu d’élémens romanesques dans le tissu même de la fable de Manon Lescaut ? Disons donc qu’au temps de la régence, et bien des années encore plus tard, la transportation des filles de l’Hôpital au Canada ou au Mississipi, « pour y peupler, » étant une manière de coloniser à laquelle on recourait périodiquement, la mort de Manon au désert n’a rien de plus romanesque, c’est-à-dire de moins ordinaire, que ces enlèvemens de pirates, par exemple, dont Regnard fut victime avant que Le Sage ou Prévost s’en servissent comme d’un moyen d’intrigue ou de dénoûment.

Il faut seulement prendre bien garde que ce que toute observation de ce genre a d’aisément piquant ne nous induise en erreur sur la nature même des questions que l’on a l’air de croire qu’elle éclaircit. Ne serait-ce pas là le cas pour Manon Lescaut ? Car enfin, supposé, parce qu’ils sont Picards tous les deux, et tous les deux d’église, que des Grieux ne soit autre que Prévost lui-même, et sa Manon, de son vrai nom, quelque fille de la régence ou du temps de Louis XV, on s’en réjouit comme si la vérité du roman était une conséquence de cette imitation fidèle de la réalité. Mais on ne réfléchit pas que, si Prévost a connu Manon, il a connu vingt autres personnages qui figurent dans son Cléveland et qui n’y vivent point de la vie de Manon. Les chercheurs ou les curieux ne sont pas les seuls au surplus à qui l’on doive ici s’en prendre. Presque toutes les fois, en effet, que la critique s’est expliquée sur Manon Lescaut, comme elle est revenue presque toujours à en louer par-dessus tout « le naturel, » et « la vie, » on a pu s’imaginer avec une apparence de raison qu’autant que l’on y