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régnait sans rivale en Europe. Mais entre tant de chefs-d’œuvre qui l’avaient tour à tour ou simultanément illustrée, ceux de la scène, partout traduits, partout imités, partout applaudis, resplendissaient d’un plus vif éclat ; et sur Corneille ou sur Molière enfin, Racine, moins grand peut-être, — mais combien plus vif et combien plus touchant ! — avait en ce temps-là le suprême avantage, étant le dernier venu, d’être le plus voisin des derniers changemens de la mode et du goût.

Ces raisons extérieures expliquent l’étendue de son influence ; la nature de son génie va nous en expliquer les effets. Si vous cherchez ce qu’il y a de commun entre la tragédie de Voltaire, pour laquelle nous ne professons pas l’aveugle admiration de La Harpe, mais que cependant il ne faudrait pas exclusivement juger sur la parole de Leasing ; entre la comédie de Marivaux, fort inférieure sans doute à celle de Molière, mais après elle toutefois la plus originale qu’il y ait au Théâtre-Français ; et enfin, entre le roman de Prévost, vous trouverez que c’est leur conception nouvelle de l’amour ou, plus généralement, des passions de l’amour. Or, c’est précisément là ce qu’il y a de psychologiquement nouveau dans le théâtre de Racine : l’amour, pour la première fois, passant au premier plan et, du fond de la scène, pour la première fois, venant, si je puis ainsi dire, à la lumière de la rampe. La tragédie de Voltaire a le défaut de n’être qu’une assez pâle et trop servile imitation de la tragédie passionnée de Racine ; la comédie de Marivaux, plus adroite, en est une transposition, de l’ordre où les choses se dénouent par le suicide ou le meurtre, dans l’ordre où elles s’arrangent, plus prosaïquement, par un bon mariage ; et pour les romans enfin de Prévost, c’est vraiment eux, et non pas la Nouvelle Héloïse ou Clarisse Harlowe, où l’on a vu pour la première fois les infortunes d’un héros bourgeois égalées à celles même de la race des Atrides. La critique s’en serait depuis longtemps aperçue, si seulement elle avait pris la peine, avant que d’en parler, de lire les romans de Prévost.

Les Mémoires d’un homme de qualité, Cléveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires de M. de Montcal, et Manon Lescaut même, ce sont des tragédies bourgeoises, où, comme dans la tragédie de Racine, l’amour est le ressort de l’action et l’instrument des grandes catastrophes. Seulement, au lieu de l’antique mythologie, c’est l’histoire moderne, c’est l’histoire contemporaine qui dessine le cadre de l’action. Les héros, n’ayant plus ce recul majestueux que donnait à ceux de Racine le poétique éloignement du temps ou de la distance, vivent de la vie de tout le monde. Le genre noble de la tragédie classique, par une évolution qu’on peut suivre