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de Rohan ; il se met en état de composer jusqu'à cinq, six, sept, huit volumes en deux ans de temps, et, malgré tout cela, le peu que nous savons de lui n'est que pour nous montrer qu'en vain se remue-t-il, il ne peut pas sortir du labyrinthe, selon son expression, où le triste état de sa fortune le retient enfermé.

Quelques détails surtout font peine. Une fois il s'adresse à Voltaire, qu'en ce moment même on attaque un peu de tous côtés, et s'offre à brocher en trois mois une Défense de M, de Voltaire et de ses ouvrages, pour la somme de 50 louis, faute desquels il va tomber sous le coup d'un décret de prise de corps, obtenu contre lui par son tailleur et son tapissier. Mais Voltaire est à Bruxelles, gêné lui-même, nous le savons, et ne répond d'ailleurs qu'après six mois pour poliment décliner la proposition, et plus poliment repousser la demande qu'elle recouvre. Une autre fois, quelques jours plus tard, il apprend qu'un certain dom Hourdel est venu le demander à l'hôtel de Conti, et il s'empresse d'écrire à dom Hourdel pour le prier de lui prêter la somme de 318 livres, qu'il s'engage de rembourser à raison de 2 louis par mois, à prendre chez ses libraires. Mais le moine répond qu'il ne lui a fait visite qu'à la requête de son frère l'avocat, « en raison des bruits désavantageux qui se sont répandus à Hesdin ; » que, pour les importunités de ses créanciers, « il se plaît à croire qu'elles entrent dans les desseins de Dieu pour le remettre dans la voie du salut ; » et il signe charitablement : « Je suis cependant en Notre-Seigneur, etc. » Prévost perd la tête, à ce coup. De journaliste et de romancier, ne sachant plus comment se retourner, il se fait ce qu'on appelle alors nouvelliste à la main, colporteur d'indiscrétions, artisan de médisances. Très capable d'être le héros d'une aventure scandaleuse, son malheur, mais aussi son talent, veulent qu'il le soit moins d'en trousser le récit. Son plus mauvais roman est sans contredit celui où il s'avisera plus tard, — sous le titre étrangement choisi de Mémoires d'un honnête homme, — de rivaliser avec le brillant, l'extravagant et le licencieux auteur du Sopha. Novice en son métier, ses feuilles sont donc arrêtées, et leur auteur, une fois de plus, forcé d'aller chercher un refuge à l'étranger. « L'abbé Prévost est à Bruxelles, il y avait une lettre de cachet pour le mettre à la Bastille, écrit l'abbé Le Blanc au président Bouhier, le 6 février 1741 ; M. le prince de Conti, qui en a été averti, lui a donné 25 louis pour déguerpir. » Malgré le prince et malgré M. de Maurepas, qui lui voulait quelque bien, ce nouvel exil ne dura pas moins de huit mois. Prévost se dirigea du côté de l'Allemagne, et profita de ce loisir pour aller à Francfort voir faire un empereur.

De retour à Paris, c'est alors qu'il conçut un moment la pensée