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simplicité bourgeoise. Mme de Thauzette vient faire sa soumission ; les paroles sont échangées. André, cependant, examine sa conscience ; Thouvenin, dans un discours, la lui fait regarder comme dans un miroir. La conclusion de ce discours, c’est qu’André ferait bien d’épouser Denise : nous sentons qu’en effet telle sera la fin de la pièce. Mais, entre ces deux mariages, celui de Fernand et celui d’André, l’un obligatoire selon l’ordre des préjugés, l’autre nécessaire selon l’ordre des sentimens, un fossé demeure ouvert : c’est la petite Marthe, l’innocente, qui vient y jeter un pont. Déjà, tout à l’heure, après son explication avec Denise, la glace de son jeune cœur s’est fondue ; elle s’est écriée, tout en larmes : « Je suis une méchante fille ! » D’ailleurs elle a prévenu Fernand qu’elle déteste le mensonge et ne le pardonne pas. Sans aller jusqu’au fond des choses, elle comprend que Fernand a délaissé Denise et qu’il l’a trompée elle-même en se disant libre ; elle juge qu’il n’est digne ni de l’un ni de l’autre ; avec l’exaltation facile à son âge et à son caractère, elle résout de retourner au couvent et d’y emmener Denise : toutes les deux se consacreront à un fiancé qui ne les trompera pas. Elles se dirigent vers la porte, elles vont franchir le seuil, quand le cœur d’André éclate : un cri sort de sa bouche : « Denise ! » Elle tourne la tête ; il lui tend les bras. La tragédie est achevée : n’est-ce pas une tragédie !

Oui, certes, c’en est une et des plus substantielles ; de quel autre nom désigner ce conflit d’âmes, réglé selon les traditions utiles de la scène classique ? Mélodrame, disent quelques docteurs, parce qu’il se trouve dans plus d’un mélodrame une fille séduite, un père irrité. Mais dans plusieurs aussi, j’aperçois un duel suivi de mort, dans presque tous un assassinat : le Cid et Andromaque seront-ils pour cela des mélodrames ? Il faut réserver ce titre à des engrenages d’événement funestes qui n’emportent dans leur tram que des fantoches ; mais Denise, André, Marthe, Mme de Thauzette, Brissot et sa femme, tels que nous les avons dessinés dans cette analyse, sont des personnes vivantes ; ce n’est pas par une combinaison d’accidens, mais par des mouvemens de leurs passions qu’ils sont aux prises, et ces mouvemens conviennent au caractère, à la condition de chacun, si bien qu’Aristote lui-même ne reprocherait pas à cet ouvrage ce qu’il reprochait à la plupart de ceux des « modernes » ses contemporains, d’être une tragédie « sans mœurs. »

« Soit ! reprennent, quelques-uns, mais Denise est un mélodrame parce qu’on y pleure comme aux Deux Orphelines. Qu’est-ce que l’histoire de cet enfant, de sa naissance, de sa mort et de son enterrement ? Elle émeut nos nerfs d’une manière indigne ; cet appel à notre sensiblerie ne s’excuserait qu’à l’Ambigu. » Examinons ce grief, j’imagine que la quantité de pleurs versés ne prouve rien contre le poète : sinon voilà Racine bien embarrassé, au témoignage de Boileau, avec son Iphygénie ! Mais c’est la qualité de ces pleurs qu’il faut voir ; est-il