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croyez, si vous le pouvez, que vous n’avez pas changé la face de l’histoire.

Mais de plus petites causes ont aussi leur importance. On peut douter que, sans Belle-Isle, le cardinal Fleury, vieux et prudent, eût précipité la France dans la guerre la plus impolitique, puisque de toutes manières elle devait être la plus stérile ; et il parait assez certain que sans la folle et vaniteuse impétuosité du duc de Grammont, Noailles eût emporté la victoire de Dettingue. Libres ou non, ouvriers ou instrumens du principe de leurs résolutions, — ce n’est pas là le point, — ce sont les hommes qui font l’histoire ; les hommes, avec leur caractère, leurs passions, leur volonté. Aisément saisissable dans les moindres événemens, leur action l’est jusque dans les grandes, et c’est à peine si de quelques révolutions, dont on peut dire qu’elles agissent à la façon des forces de la nature.


Quæ mare, quæ terras, quæ denique nubila cœli
Verrunt, ac subito vexantia turbine raptant,


il est permis de croire qu’elles aient échappé à cette action directe et effective des hommes. Ajouterai-je même que si l’histoire politique on militaire a pu paraître souvent ingrate, c’est peut-être pour n’avoir pas toujours assez fait sa part, dans une opération de guerre ou dans une négociation diplomatique, à la personnalité propre de ceux qui les ont conduites ? M. de Broglie avait trop le sens de l’histoire et celui de la réalité pour tomber dans cette erreur commune. Aussi, dans ces quatre volumes, sont-ce bien les volontés on les passions des hommes qui engendrent les événemens, et d’un seul et même coup le livre y gagne en valeur dramatique ce qu’il y gagne en vérité humaine. De combien s’en est-il fallu que la retraite de Prague, au lieu de ce qu’elle fut, ne fût peut-être qu’une honteuse capitulation ? Uniquement de ce qu’il demeurait encore de vigueur, de résolution d’esprit dans le corps malade de Belle-Isle ou dans la machine usée du vieux maréchal de Broglie. Et en même temps que l’intérêt que nous prenons toujours au spectacle d’une volonté qui se déploie, c’est ce qui fait ici le drame et la leçon de la retraite de Prague. Mais de combien s’en est-il fallu que la première campagne de Louis XV, se terminant par une grande victoire, ne changeât la fortune de la guerre, celle de la France même, et l’avenir, par conséquent ? D’un accès de fièvre, et, quand il fut passé, de ce que la maladie avait révélé, dans ce prince à qui l’on voulait croire encore, d’irrémédiable faiblesse et d’irrésolution invincible.

En signalant, dans le livre de M. de Broglie, à côté de la philosophie générale des événemens, cette subtile psychologie des petites causes, c’est d’ailleurs un nouveau mérite que j’en indique : la variété des