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par se fâcher devant l’insistance du fonctionnaire, qui n’aimait pas à laisser en liberté un aliéné, mais il fit preuve de tant de conviction dans son argumentation que celui-ci le laissa continuer sa route vers Gheel, son objectif tant désiré. Il y arrive Bans autre encombre et s’y trouve bien. Il envisage Gheel comme une ville où beaucoup de gens viennent prendre pension pour se calmer les nerfs, et déclare l’idée excellente. « Il y a beaucoup de gens très comme il faut ici ; la société est agréable. »

Plus loin, nous rencontrons deux autres aliénés, deux compatriotes. L’un est de Saint-Brieuc, c’est un jeune homme timide, à l’aspect malheureux et très doux. Il répond à toutes nos questions et se trouve si bien à Gheel qu’ayant été rendu à sa famille, après amélioration, il s’est à tel point ennuyé à Saint-Brieuc qu’il est revenu à Gheel, tout seul, désireux de faire de nouveau partie de la colonie. Et certes, il faut encore assez de bon sens pour se retrouver dans le réseau des chemins de fer, et découvrir celui qui mène à Gheel. L’autre est un Bourguignon, jeune, très doux et poli, grand amateur de musique, qui ne manque aucun des concerts des sociétés musicales de Gheel.

Plus loin encore, voici venir une petite personne de quarante ans environ, assez forte, l’air déluré et gaillard. Elle a la réponse vive, la langue bien pendue, selon l’expression vulgaire. Elle vit dans la perpétuelle attente d’un amant qu’elle doit épouser dès qu’il arrivera, mais son amant attend pour venir qu’un chemin de fer ait été construit de son village à Gheel. Ligne d’intérêt local si jamais il en fut ! Elle attend toujours, mais ne s’en porte pas moins bien, n’en est pas moins vive et alerte au physique, prompte à la riposte au moral. Nous lui souhaitons la réalisation prochaine de ses espérances, que rien n’affaiblit : cette femme est devenue folle après avoir été abandonnée par son fiancé.

Nous arrivons chez un aliéné logé non loin de l’infirmerie ; c’est un Anglais, architecte, aquarelliste de mérite, qui a vu sa raison s’affaiblir à la suite d’excès de gin et de whisky commis en Amérique. Il a été fou, dit-il, mais il ne l’est plus. Nous ne savons trop ce qu’il a été, mais, pour être actuellement fou, il l’est bien. La parole est vive, le visage animé, les idées s’enchaînent sans grande logique, mais avec beaucoup de continuité. Il se plaint de Gheel : « On l’espionne, dit-il, on le tyrannise, on le persécute, on l’enferme. » Tandis que ma femme s’entretient avec l’hôtesse en français, il me demande en anglais une consultation pour une foule de maux, imaginaires du reste, dont il se dit obsédé, et que le médecin inspecteur ne sait pas guérir. Comme nous lui demandons à quoi il s’occupe, il nous apporte un carton renfermant une