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affections mentales et physiques des aliénés, pour veiller à ce que ceux-ci soient logés, nourris et traités convenablement. Enfin il a fallu organiser une infirmerie pour recevoir temporairement les aliénés qui auraient besoin d’une surveillance médicale attentive. Cette administration tient fort peu de place : elle représente toute la colonie, mais la colonie est, en réalité, partout dans Gheel, sauf là où on croit la voir. Tout Gheel est un asile : les rues et la campagne environnante sont le promenoir des aliénés.

On voit que Gheel ne répond en rien à l’idée que l’on s’en fait tout d’abord ; nous allons montrer, du reste, par l’exposé de son organisation générale, que cette colonie n’a presque rien de commun avec un asile[1].

Comment est née cette institution unique au monde, comment toute une population s’est-elle peu à peu habituée, non-seulement à ne pas redouter la présence de l’aliéné, mais à la rechercher et à la désirer ? La légende va nous répondre.

La légende rapporte que, vers la fin du VIe ou au début du VIIe siècle, la fille d’un roi irlandais, nommée Dymphne, vint se réfugier à Gheel avec son confesseur Gereberne pour se soustraire aux obsessions incestueuses de son père. Le roi poursuivit sa fille, et, grâce à des pièces de monnaie données en paiement par les deux fugitifs, leur trace fut découverte. Le prêtre fut assassiné par des soldats et Dymphne fut décapitée par son père même. On comprend que, le temps aidant, Dymphne n’ait pas tardé à être regardée comme une sainte ; mais pourquoi sa chasteté l’a-t-elle rendue patronne des aliénés, voilà ce qu’on ne s’explique guère. Les uns disent qu’un aliéné recouvra subitement la raison en assistant au supplice de la jeune princesse ; d’autres veulent que l’insanité de l’amour du père soit la raison du patronage exercé par la sainte sur les faibles d’esprit.

Le souvenir de sainte Dymphne s’est conservé à Gheel à travers les siècles : on montre le puits où elle allait puiser l’eau, la maison dont l’hôtesse donna au roi les indications nécessaires pour retrouver sa fille ; il existe à Gheel même une petite chapelle construite en l’honneur de la vierge et rappelant les circonstances dans lesquelles celle-ci a péri. Enfin on a construit, il y a plusieurs siècles déjà, une grande église consacrée également à sainte Dymphne. Toutes ces circonstances ont fait de Gheel un but de pèlerinage, très fréquenté par les aliénés dès une époque fort éloignée. Ces

  1. Voir principalement les documens suivans : Parigot, l’Air libre et la Vie de famille à Gheel (1852) ; Jules Duval : Gheel, une Colonie d’aliénés (dans la Revue du 1er novembre 1857) ; Dr Peeters, Gheel et le Patronage familial (1883). Rapports divers du ministre de la justice an roi, sur la situation des aliénés en Belgique, notamment le onzième rapport (1878).