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longtemps abandonné, mais il lui faudra avant cela pénétrer dans la ferme et, longuement, patiemment, écouter force commérages en vieil anglais du cru, tel que l’écorchent les paysans. Ces propos s’échangent entre la maîtresse du logis, Mrs Thacher et ses amies les dames Dyer, mariées à deux jumeaux inséparables, qui ne sont pas fâchés, paraît-il, de rester seuls ensemble à boire du cidre, tandis que leurs femmes devisent avec une voisine. Dans ce jargon nous est révélée à bâtons rompus l’histoire d’une fille ingrate dont le mariage a mal tourné, que la misère devait ramener au nid, mais qu’un intraitable orgueil retient encore loin de sa vieille mère. Le ronflement du rouet, le cliquetis des aiguilles, la discussion d’un point de tricot, la chronique du village ressassée par trois bonnes femmes, qui se soucient plus que nous du prix de l’huile de baleine, de sa supériorité sur le suif, des recettes de pâtisserie, etc., — tout cet accompagnement monotone d’une veillée rustique refroidit l’intérêt excité du premier coup et qui ne retrouve plus jamais la même intensité. Ce procédé photographique, pour ainsi dire, appliqué trop complaisamment à la reproduction des petites choses de tous les jours, a été reproché à George Eliot elle-même, qui le rachetait par tous les dons du génie. Miss Jewett, qui n’a que du talent, a tort d’y sacrifier. Ceux qui cherchent querelle aux intarissables tasses de thé des romans anglais s’impatienteront bien plus encore contre certaines pommes savourées par petites tranches autour du feu de la ferme, tandis que la malheureuse Adeline agonise à la porte. Elles sont, ces fameuses pommes, le résultat d’une greffe exquise rapportée de la mère patrie à un Thacher, alors que le fruit greffé passait pour infiniment rare dans ce pays tout neuf. La rumeur publique accusait le vieux Thacher d’aller, chaque fois que l’importunité de ses voisins lui arrachait une branche de son fameux pommier, détruire la nuit cet œil précieux enté sur l’espèce indigène. Depuis, ses descendans se sont montrés moins avares et moins jaloux ; n’importe, les pommes d’or venues d’Angleterre n’ont jamais voulu mûrir que dans le verger des Thacher. C’est fort bien, mais cette légende dédiée aux jardiniers n’est nullement à sa place, pas plus que celle de la nuit sans chandelles où le feu père d’Adeline se cassa la jambe. Quand donc la fermière, oppressée depuis le coucher du soleil par de tristes pressentimens, entendra-t-elle enfin, un petit cri étrange derrière la porte, un cri qui la fera frissonner ? Quand donc se décidera-t-elle à ouvrir toute tremblante en demandant :

— Qui est là ?

Bon ! Nous touchons au point palpitant, notre curiosité va être satisfaite. Pas encore. Une digression, inexcusable en ce cas, nous conduit, comme par taquinerie, dans la ferme voisine, chez Martin,