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tant mieux ! Miss Jewett nous expliquera les relations de la nature sauvage avec ce qui est apprivoisé, cultivé, relations étranges et mystérieuses qui demeurent pour elle l’objet d’un perpétuel intérêt : « Dans le crépuscule d’un soir d’automne, dit-elle, je me surprends à fredonner une chanson bizarre qui s’accorde avec le refrain des grillons et les cris étouffés ou stridens des milliers de créatures qui grouillent dans l’herbe. J’oublie absolument le reste du monde ; je me demanderais volontiers ce que je suis ; à peine ai-je gardé la vague conscience de moi-même ; il me semble n’être plus qu’une parcelle de cette grande existence qu’on nomme la Nature. Ma vie se perd dans toute vie, et je ne me sens jamais aussi heureuse que là où je puis découvrir une proche parenté entre moi et l’ami dont me rapproche le hasard d’une rencontre : arbre ou colline, mer ou fleurette ; plus d’une fois je me retourne pour le revoir encore. » Cette large sympathie s’étend de tout ce qui respire aux morts eux-mêmes, aux générations éteintes qui ont avant nous foulé ce sol, habité cette maison que nous appelons nôtre. N’avons-nous pas hérité de leurs goûts, de leurs plaisirs ? ne continuons-nous pas dans le même lieu la tâche qu’ils ont commencée ? Assis à la place favorite de quelqu’un, nous regardons le même paysage avec des désirs, des espérances, des projets que l’on eut avant nous. « La trace de toutes ces carrières interrompues par la mort se retrouve dans la nôtre ; ces absens, qui jadis ont vécu sous notre toit, sont des amis disparus. Ainsi, dans une cathédrale, l’encens de messes innombrables s’accumule et continue de flotter comme un esprit de prière, nous rappelant que d’autres cœurs ont apporté leur fardeau ici et s’en sont allés soulagés. » Voilà, par parenthèse, une comparaison avec les cathédrales, un emprunt signalé à notre vieux monde qui trahit cette nostalgie du passé dont est possédé le nouveau. Les vieilles pierres, les antiques souvenirs, notre héritage, à nous autres Européens décrépits, forment décidément un trésor enviable, puisque la jeune Amérique l’invente au besoin pour donner le change à ses aspirations, comme nous le voyons faire à miss Jewett, en extase devant certaine ferme abandonnée de l’ère des défrichemens, qui pour elle représente une ruine. Des aventuriers y défendaient leur bétail contre les fauves et les Indiens, tel est le résumé des annales héroïques d’un monument dont souvent il ne subsiste plus que les caves cachées sous des broussailles ; leur existence est à peine révélée par le son creux que rend le sabot du cheval en frappant ces voûtes invisibles. N’importe, on se contente de cela faute de mieux. Salut au passé ! Par-delà l’Atlantique on lui dressera des autels tout neufs, tandis que nous renverserons ici ceux que le respect des âges avait