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types et de nouvelles couleurs. D’abord elle s’est défendue d’aller loin ; toutefois bien des choses profondes et même hardies trouveront place dans les limites qu’elle a tracées sur le courant rapide que nous descendons en son agréable compagnie :

« Au-dessous du point où la marée se fait sentir, la rivière est coupée par une écluse, et, plus haut, se trouve le large réservoir d’un moulin où les amateurs de canotage abritent leurs bateaux tant que dure l’été. J’aime une fois l’an faire une croisière autour de cette jolie nappe d’eau, mais sans perdre de vue qu’il y a un barrage par ici et un barrage par là, que je suis prisonnière entre les deux ; j’ai le sentiment néanmoins que, si je voulais, ma barque pourrait aller ainsi n’importe où… Quand je la lance, rien ne la sépare plus du lointain des ports étrangers. Là-bas l’océan flue et reflue ; lorsqu’il monte, les biez étroits deviennent des rapides qui luttent impétueusement contre les rochers ; une bonne dose d’habileté est nécessaire pour se diriger en aval. Puis, dès que la rivière s’élargit, ce qui n’était à marée basse que flaques de limon et vastes étendues d’herbes marécageuses prend l’aspect d’un noble fleuve. Plus de rapides, rien que le courant très doux, après que la rivière, sortie des montagnes de l’intérieur, a décidément trouvé son chemin vers la mer, qui elle-même fait une partie de la route pour souhaiter la bienvenue aux sources, aux ruisseaux réunis qui répondent à son appel. Que mille hommes se rassemblent et c’est un régiment ; que mille ruisselets en fassent autant, voilà l’origine d’une rivière ; mais on se figure qu’ils ne se perdent pas ; l’individualité d’un fleuve doit tenir aux différens caractères de ses tributaires. Sans doute le dessin de ses rives, la qualité du sol qu’il traverse ont leur influence, mais sa vie proprement dite est quelque chose par elle-même, tout comme la vie d’un homme est indépendante des circonstances où elle se trouve placée. Une petite source jaillit, une seconde vient la rejoindre, puis une troisième, ainsi de suite jusqu’à ce qu’un large cours d’eau roule indifférent aux premières gouttes qui l’ont formé. Je voudrais trouver le commencement de ma rivière, la petite source qui retient le secret, qui a reçu l’ordre de marcher vers la mer en levant des recrues sur son passage jusqu’à ce que la majesté qu’elle va chercher monte au-devant d’elle ou du moins lui dépêche des députés royaux. Le fleuve est grand, quand il est fleuve et mer à la fois ; mais que cette dernière se retire, quelle mesquine figure fait le ruisseau descendu des montagnes dans ce vaste lit que l’océan remplissait ! .. »

Voilà un échantillon de la manière de miss Jewett, si l’on peut appeler manière la pente naturelle de son esprit vers les digressions. Plus d’un humoriste américain a suivi ce chemin en zigzags sur les pas des vieux essayists anglais ; malheureusement,