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de la vie. Nous voulons des personnages sympathiques, peu nous importe qu’ils soient supérieurs ! Même la supériorité trop affirmée des personnages féminins nous refroidit bien vite : témoin Corinne, avec toutes ses beautés. Qui donc put jamais souffrir les muses inconstantes par divin privilège et les Madeleines géniales qu’excelle à évoquer la comtesse Hahn-Hahn ? Si nous permettons à nos héroïnes la musique et les arts plastiques, c’est que la première sert d’accompagnement aux orages de la passion, c’est que les autres servent de prétexte à de jolis costumes d’atelier ; encore, dans le second cas, préférera-t-on d’instinct à la grande peinture, trop ambitieuse, le portrait et les fleurs. Le cadre d’un théâtre, la qualité de cantatrice, de comédienne n’a rien qui nous déplaise ; l’héroïne en question peut y gagner d’être doublement femme ; nous supportons qu’elle soit institutrice pourvu qu’elle finisse par séduire le fils de la maison qui l’arrache, un mariage ou toute autre aventure aidant, à la pédagogie dont elle subissait le joug aride sans l’avoir choisi ; mais la femme de lettres ne sera jamais touchante : délaissée ou trahie, elle doit utiliser ses larmes, y tremper adroitement le bout de sa plume ; quant à la savante, n’entreprenez point d’en faire autre chose qu’un monstre de laideur. Préjugés, conventions,., soit ! .. quiconque tentera de les braver chez nous ne pourra manquer de voir qu’ils sont inébranlables.

A l’étranger, quelques auteurs ont eu cette audace, qui leur a mal réussi. En vain Mrs Beecher Stowe y a-t-elle employé toute la chaleur, toute la spontanéité, toute la gracieuse bonhomie de son talent, toute son autorité de réformatrice selon l’évangile. Elle avait pu par la bouche d’un vieux nègre révolutionner le monde esclavagiste, faire tomber au nom de l’Oncle Tom les chaînes qui meurtrissaient toute une race opprimée ; elle n’est pas parvenue à gagner de même la cause de la femme forte. La demoiselle philosophe, Ida van Arsdel (My Wife and I), avec ses cheveux courts à la Rosa Bonheur, sa mise indépendante, ses affectations de simplicité, son goût pour la physiologie, n’a pas tort de concentrer des trésors d’affection sur Darwin et sur Herbert Spencer, car aucun homme ne les paierait de retour, si grand que soit le courage et le mérite de cette vierge sage dont le triste lot est de faire valoir les folles. De son côté, M. Justin Mac-Carthy a compris qu’il essaierait vainement de nous attendrir sur la jolie conférencière de Dear Lady Disdain, Sybil Jansen, puisqu’il suppose au dénoûment que les utopies de son cerveau la consoleront des désenchantemens de son cœur. Les auteurs de l’Age doré, Mark Twain et Dudley Warner, ont mis en scène, il est vrai, un aimable et très féminin docteur : mais l’étude de la médecine n’est pour celle-là qu’un pis-aller ; il remplit le vide laissé dans sa vie par l’absence de l’homme qu’elle aime ; une fois