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tempérance proposées aux hommes qui pratiquent une continence absolue en dehors de l’état de mariage. Les affiliés, plus nombreux qu’on ne croit, s’engagent à considérer toutes les femmes comme des sœurs et à prouver leur virilité (manliness) en les protégeant.

Le monde est bien autrement renversé en Amérique, où l’avocat Bella Lockwood prétend à la présidence tout simplement ; mais partout ailleurs que dans ce pays par excellence du progrès, la seule carrière publique ouverte jusqu’ici à la femme est l’exercice de la médecine. Elle peut certainement s’y rendre utile si elle y apporte cette mesure, ce tact qui était jusqu’ici l’une de ses qualités les plus précieuses, qualité naturelle que la recherche de privilèges discutables va sans doute lui faire perdre. Il est évident que le docteur en jupon doit avoir pour les enfans qu’il soigne des entrailles quasi maternelles, une tendresse qui ne nuit pas à la science ; il est non moins certain que les femmes préfèrent ses conseils et son secours en certaines conjonctures délicates ; personne ne niera les services qu’ont rendus, avant même le corps érudit des doctoresses, les medical missionaries, au plus profond des colonies lointaines où, pour consoler lame et guérir le corps de leurs sœurs prisonnières, elles se glissaient dans les harems et dans les zenanas. Quelque antipathie que nous inspirent les émancipées proprement dites, si persuadé que nous soyons qu’elles cèdent souvent à un fâcheux esprit d’imitation ou de vanité en abordant des travaux pour lesquels leurs aptitudes ne sont pas faites, il nous semble qu’au nom de la pudeur, de la chasteté, du dévoûment, — vertus féminines en somme, — elles ont le droit de prendre rang parmi ceux qui soulagent l’humanité souffrante, et que la médecine est entre toutes les carrières celle qui, dès à présent, leur convient le mieux. Peut-être le temps amènera-t-il à de nouvelles concessions les rétrogrades eux-mêmes ; rien n’est impossible, au train dont marchent les choses. Il se peut qu’à bref délai toutes les excentricités soient permises à la femme, pourvu qu’elle n’abuse pas du vitriol et des coups de pistolet ; le règne de la virago parait proche ; mais on ne laisse pas de se demander si tous ces droits admis dans la pratique seront accordés de même au point de vue idéal, esthétique, dans le domaine de la fiction, s’ils y rencontreront quelque indulgence. Le public s’intéressera-t-il à l’épopée de la femme qui dissèque, de la femme qui pérore, de la femme électeur, de la femme fonctionnaire, de la femme physiquement modifiée par l’habit et par la gymnastique, comme il s’intéressait à l’idylle de cette créature inférieure, coquette ou naïve, faible ou perfide, qui n’avait d’autre destinée que l’amour ? .. Il faudra pour cela que les lecteurs de l’avenir, se transformant avec les héroïnes, ne ressemblent guère aux lecteurs d’aujourd’hui. Jusqu’ici, l’optique du roman est beaucoup plus rigoureuse que celle