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femme de Bélisaire. Ce grand capitaine, qui, en ces temps où les barbares combattaient avec des masses de cent mille hommes, ne voulait leur opposer que de petites armées de soldats disciplinés et aguerris et qui était presque toujours vainqueur, n’avait qu’un défaut ou plutôt qu’une faiblesse : son amour pour une femme indigne[1]. Antonine était fille d’un hénioque (cocher de cirque) ; ce n’était point là un déshonneur puisqu’on érigeait des statues et qu’on dédiait des vers à ces triomphateurs de l’Hippodrome, mais elle avait été, disait-on, fille perdue, et elle était femme adultère. D’ailleurs, cette Antonine était habile aux intrigues, de bon conseil, vaillante même en présence de l’ennemi. Elle accompagnait Bélisaire aux armées, où, le bruit en courait, elle lui avait donné souvent d’utiles avis. Tout d’abord, Théodora avait repoussé les hommages d’Antonine ; elle lui témoigna soudain beaucoup de faveur, la comblant de présens et la nommant surintendante de la garde-robe. C’est que la tyrannie ne va pas sans le soupçon. Les grands succès militaires de Bélisaire, sa popularité dans l’armée et dans le peuple, inquiétaient les deux souverains. On avait bien fait un César d’un grossier soldat comme Justin, ne pouvait-on pas faire un empereur d’un conquérant comme Bélisaire ? D’autre part, se priver de ses services était dangereux, car il fallait compter avec les Goths, avec les Perses, avec tous les barbares qui menaçaient les frontières. Or, dans l’étrange ménage de Bélisaire et d’Antonine, l’impératrice avait trouvé une sauvegarde, un moyen de gouvernement. En s’attachant Antonine Théodora s’attachait Bélisaire et par Bélisaire elle tenait Antonine à sa discrétion. Aider la femme à cacher ses désordres, c’était gagner son dévoûment, et posséder son secret, c’était s’assurer sa fidélité. Au reste, Théodora n’eut garde d’abuser du pouvoir qu’elle avait ainsi acquis sur Bélisaire. Le général fut plusieurs fois relevé de son commandement pour divers motifs, — souvent pour recevoir un commandement plus important, — mais les deux disgrâces qu’il subit, et dont l’une dura plus de huit années, furent toutes deux postérieures à la mort de Théodora. Dès que Justinien régna seul,

  1. Disons ici qu’il en est an peu d’Antonine comme de Théodora. Il n’y a que les Anekdota pour l’accuser, du moins a l’occasion de ses dérèglemens. Dans les livres d’histoire de Procope, dans les chroniques byzantines, on ne trouve pas un mot qui confirme cou tristes récits. Il y a toutefois certains faits que l’on peut, en une certaine mesure, rapprocher des dires de l’Histoire secrète. C’est pourquoi nous reproduisons quelques-unes des allégations de Procope, tout en n’y croyant qu’à demi. N’est-il pas singulier, par exemple, que nombre de détails donnés dans l’Histoire secrète sur la prétendue disgrâce subie par Bélisaire en 542 ou 513, et attribuée à Théodora, se trouvent dans les récits de tous les chroniqueurs à la date de 603, c’est-à-dire quinze ans après la mort de l’impératrice ? Or la disgrâce de 563 est tout à fait certaine, tandis que celle de 512 est fort douteuse.