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pour se défendre : mille vétérans de Bélisaire, deux mille barbares de Mondon. Quant à sa garde, domestiques et cubiculaires, soldats d’antichambre et comparses de processions, il n’a jamais pu compter sur son courage ; il ne peut même plus compter sur sa fidélité. Justinien, qui fut un conquérant, — par l’épée des autres, — n’avait pas le courage militaire. Il n’avait pas davantage le courage civil. Déjà il se voyait traîné à demi mort au supplice, comme un Vitellius, au milieu des coups et des huées.

Il réunit en un suprême conseil ses ministres, ses familiers, ses généraux, les quelques sénateurs et patrices qui lui sont restés fidèles. Chacun est appelé à dire sa pensée devant les deux souverains. Le découragement a gagné les cœurs les plus fermes. Aussi bien l’empereur ne demande pas qu’on le conseille, il demande seulement qu’on approuve la dernière idée qui lui reste : la fuite. Depuis trois jours, un bâtiment où sont entassées toutes les richesses du trésor impérial, est à l’ancre près des jardins. Justinien s’embarquera avec l’impératrice ; Bélisaire et ses trois mille hommes essaieront, s’ils le peuvent, de réprimer l’émeute. En adoptant cette résolution, l’empereur sauvait sa vie, mais il perdait sa couronne. Avec si peu de monde, Bélisaire ne pouvait tenter un coup de désespoir qu’animé par la présence de l’empereur et mis dans la nécessité de périr ou de le sauver. Tous les assistans cependant, même Bélisaire et Mondon, approuvèrent le projet de Justinien. Théodora n’avait encore rien dit. Soudain, indignée de la lâcheté de son mari et des défaillances de ses officiers, elle prononça ces vaillantes paroles :

« Quand il ne resterait d’autre moyen de salut que la fuite, je ne voudrais pas fuir. Ne sommes-nous pas tous voués à la mort dès notre naissance ? Ceux qui ont porté la couronne ne doivent pas survivre à sa perte. Je prie Dieu qu’on ne me voie pas un seul jour sans la pourpre. Que la lumière s’éteigne pour moi lorsqu’on cessera de me saluer du nom d’impératrice ! Pour toi, autocrator, si tu veux fuir, tu as des trésors, le vaisseau est prêt et la mer est libre ; mais crains que l’amour de la vie ne t’expose à un exil misérable et à une mort honteuse. Moi, elle me plaît, cette antique parole : que la pourpre est un beau linceul : Ἐμὲ γάρ τις ϰαὶ παλαιὸς ἀρέσϰει λόγος ; ὡς ϰαλὸν ἐντάφιον ἡ βασίλειἀ ἐστι. »

L’éloquence virile de Théodora ranime les courages et enflamme les cœurs. Bélisaire retrouve son coup d’œil de capitaine. Les rebelles se sont enfermés dans l’Hippodrome comme en une forteresse, ce sera leur tombeau. La pourpre d’Hypatius sera le sang de ses partisans. Trois mille hommes fidèles, Hérules de Mondon et vétérans de Bélisaire, cernent le cirque ; les uns gardent les issues, les autres gagnent par les escaliers intérieurs les promenoirs qui