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visant à la pourpre, ait osé la prendre publiquement pour maîtresse, la faire créer patrice et enfin l’épouser, et cela avant qu’il eût la toute-puissance ? N’était-ce pas jouer sa popularité, se compromettre dans le sénat, perdre le trône ? Comment admettre encore que pas un cri de dégoût, pas une protestation indignée n’ait accueilli cette étrange union ? À la vérité, Procope nous dit que l’impératrice Euphémie s’y opposa tant qu’elle vécut : mais un contemporain, le moine Théophile, qui rapporte que la mère de Justinien n’y voulait pas non plus consentir, nous apprend la cause de son refus. C’était parce qu’un magicien lui avait prédit que cette femme serait « la daemonodora de Justinien et de l’empire. » Il s’agissait donc moins d’une réprobation du passé de Théodora que de craintes sur sa conduite future. Procope prétend qu’il fallut que Justin abrogeât la loi défendant les mariages entre sénateurs et courtisanes pour que Justinien pût épouser Théodora. Or, à entendre un érudit, l’abrogation de cette loi devrait être restituée à Justinien, et elle serait de dix années postérieure au mariage de Théodora. Quoi qu’il en soit, il reste à s’étonner que ces lois qui jugeaient une courtisane indigne d’épouser un sénateur permissent de créer une courtisane patrice, dignité supérieure à celle de sénateur. N’est-il pas surprenant aussi que le jour de la révolte des Nikates, alors que la populace prodiguait toutes les invectives à Justinien, elle n’ait pas ramassé quelque injure immonde dans la vie passée de l’impératrice pour la lui jeter à la face ? N’est-il pas surprenant enfin qu’aucun chroniqueur byzantin ne parle de la jeunesse de Théodora, et plus surprenant encore que les écrivains ecclésiastiques, les Cyrille, les Pelage, les Evagre, les Victor de Tunes, les Anastase, les Nicéphore Calliste, les Baronio, tous si hostiles à l’hérétique ennemie du concile de Chalcédoine, ne fassent point intervenir parmi leurs malédictions les souvenirs de cette renommée qui avait empli tout Constantinople ?


VI

Le règne de Justinien s’annonce comme un grand règne. À Constantinople, dans les provinces, sur les frontières s’élèvent de nouveaux édifices et de nouvelles forteresses. Le faubourg des Syques (les Figuiers), agrandi et embelli, devient le quatorzième quartier de la cité ; la ville de Palmyre renaît de ses ruines, plus magnifique qu’auparavant ; une nouvelle couche d’inscriptions, témoignant de la puissance de l’empereur et de l’ordre de l’empire, couvre la Grèce, l’Asie-Mineure, le littoral de l’Afrique jusqu’aux Colonnes d’Hercule. Le savant Tribonien, nommé questeur, entreprend avec dix-sept jurisconsultes la recension des lois romaines. Le code