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nécessaire à cette consommation croissante, en l’améliorant et la cultivant de mieux en mieux. Mais notre confiance a été trompée par le perfectionnement inattendu des moyens de transport. Grâce aux bateaux à vapeur et aux chemins de fer, l’aire d’approvisionnement de nos grandes cités a franchi l’océan et le privilège que nous avions hérité de nos pères ou acheté de nos deniers est affaibli. Nous, propriétaires, nous en perdons une partie, mais ce n’est une perte que pour nous ; elle se répartit sur l’ensemble de la société, qui achète aujourd’hui son pain à meilleur marché. Bastiat avait dit qu’à mesure que les capitaux s’accumulent, la part du travail devient de plus en plus grande ; et, en effet, elle continue à s’accroître. Mais il avait dit aussi que le prélèvement absolu du capital dans le résultat total de la production augmente, malgré la diminution de son prélèvement relatif. Nous avons vu que ce principe s’est vérifié pendant la période de richesse qui a précédé la crise agricole. Mais les lois économiques que le maître cherchait à formuler devaient embrasser le monde entier. Les capitaux continuent à augmenter, mais, au lieu de s’accumuler en France et en Europe, ils ont servi à défricher les états de l’ouest américain et à construire les navires qui nous amènent le blé qu’ils produisent aujourd’hui.

Le prélèvement absolu des capitaux de l’humanité tout entière continue à augmenter ; mais celui des capitaux placés en terre n’augmente plus qu’en Amérique et dans les contrées auxquelles les nouveaux moyens de transport ont ouvert des débouchés sur nos marchés. Pour le moment, nous sommes, hélas ! forcés de constater que notre prélèvement sur la production de nos domaines est en diminution. Si nous les cultivons nous-mêmes ou si nous les exploitons à moitié fruit par des métayers, la réduction de notre rente se traduit par la diminution du prix de vente de notre blé. Si nous avons des fermiers, nous sommes obligés de leur accorder une réduction de loyer.

C’est là le fond de la question : la crise est beaucoup moins la crise de l’agriculture que la crise de la propriété, la crise de la rente foncière. Les agriculteurs y participent plus ou moins, suivant qu’ils sont propriétaires eux-mêmes, métayers, ou fermiers, et ceux qui en souffrent le plus sont les fermiers, qui, au moment où elle a éclaté, se trouvaient engagés par des baux conclus à des conditions trop onéreuses pour eux. Ces fermiers, découragés par les pertes qu’ils ont subies depuis dix ans, privés des capitaux qui leur seraient nécessaires pour faire la seule culture capable de lutter contre la concurrence américaine, désertent une carrière qui ne leur a donné que des déboires.

Quelques pays de grande culture sont menacés d’une véritable