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Dans les discussions ardentes qu’a soulevées la question des droits de douane, les uns ont dit que la cherté des subsistances ferait hausser les salaires, les autres que leur bon marché les ferait baisser. Je crois qu’ils ont tort tous les deux. Les salaires ne sont soumis qu’à une seule loi, celle de l’offre, et de la demande, que Richard Cobden exprimait sous cette forme populaire : « Les salaires haussent quand deux patrons courent après un ouvrier et’ ils baissent quand deux ouvriers courent après un patron. » Cette loi ne s’inquiète pas du prix des subsistances ; elle est impitoyable. Au XVIIIe siècle encore, elle laissait les ouvriers mourir de faim lorsque le travail manquait ou était mal payé, malgré la cherté excessive du pain. Mais aujourd’hui elle est devenue la loi même du plus magnifique progrès que notre siècle ait réalisé : celui du bien-être dans les classes inférieures. Les salaires haussent de plus en plus relativement au prix des subsistances. La quantité de blé que l’on peut acheter avec une journée de travail a quadruplé depuis Louis XIV, triplé depuis Louis XVI, et doublé depuis Napoléon Ier. 91 ; de Foville, auquel j’emprunte ces chiffres, a complété sa démonstration en estimant quelle est aujourd’hui en France la moyenne des dépenses de toutes espèces pour une famille d’ouvriers agricoles composée de cinq personnes. Elle est de 750 francs par an et l’ensemble de ses salaires dépasse 800 francs. Cette famille peut donc faire 60 francs d’économie. Pour faire les mêmes consommations, elle aurait dû, de 1810 à 1815, dépenser 650 francs, mais elle ne pouvait gagner alors que 400 francs ; elle aurait donc été en perte de 250 francs ; aussi avait-elle beaucoup moins de bien-être : la viande ne paraissait presque jamais sur sa table ; tout au plus du lard les jours de fête ; pas de vin, pauvre logement. Avant 1789, les dépenses auraient été de 575 francs pour 180 à 200 francs de salaires ; c’était la misère presque toujours et souvent la faim et la maladie.

Malthus avait dit jadis que les subsistances augmentent en progression arithmétique, tandis que la population s’accroît en progression géométrique. Si cette loi désolante était vraie, l’humanité serait condamnée à une misère croissante, et les socialistes auraient eu raison d’opposer à l’organisation naturelle de la société tous les systèmes bizarres que nous avons vus éclore avant 1848. Dans la lutte qu’il soutint contre tous ces inventeurs d’organisations nouvelles, Bastiat démontra, au contraire, que tous les intérêts sont harmoniques et que la liberté tend à la prépondérance progressive du bien général ; et il établit la belle loi que sous voyons se vérifier avec une précision mathématique : « A mesure que les capitaux s’accumulent, le prélèvement absolu du capital dans le résultat total de la production augmente et son prélèvement proportionnel