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la journée chez le commandant pour lui intimer l’ordre de quitter la ville, et s’il résistait, se défaire de lui ; mais, arrivés devant son logis, la seule vue du factionnaire qui gardait la porte intimida les conjurés. La nuit suivante, Ibrahim vint le trouver mystérieusement, lui fit encore des révélations à demi sincères, et finit par lui emprunter cent piastres d’Espagne. Le 25, le commandant Huder, dont la sécurité ne laissait pas d’être un peu moins confiante, écrivit au général Berthezène une lettre qui concluait à l’envoi d’un renfort.

La corvette Créole devait mettre à la voile pour Alger le lendemain matin avec les dépêches de Bône ; son départ allait être le signal de la révolte. En effet, à peine eut-elle appareillé qu’Ibrahim, suivi d’une quinzaine d’hommes armés, entra dans la kasba ; la porte, comme d’habitude, était grande ouverte, et, comme d’habitude aussi, l’officier de service était allé déjeuner dans la ville. Les hommes de garde ne firent aucune résistance, le surplus de la garnison n’en fit pas davantage ; les zouaves seuls hésitèrent un peu, mais, endoctrinés depuis quelques jours par les Turcs, quelques boudjous achevèrent de les décider. Maître de la citadelle, Ibrahim commença par ordonner qu’on fermât la porte, puis il fit tirer trois coups de canon pour annoncer à la ville et au dehors le succès de son entreprise. Au bruit inaccoutumé de cette salve, la corvette, qui n’avait pas fait beaucoup de chemin, vira de bord et revint au mouillage auprès du brick Adonis. Pendant ce temps, le commandant Huder et le capitaine Bigot avaient rassemblé une quarantaine de zouaves et tenté vainement de rentrer dans la kasba. Une centaine de marins, débarqués par les navires de guerre et venus à leur aide, ne parurent pas suffisans, avec un pareil nombre d’hommes restés fidèles, pour en faire l’attaque régulière. Deux jours se passèrent de la sorte sur le qui-vive.

Le 29 au matin, l’agitation dans la ville était grande ; une foule de Kabyles et d’Arabes venus du dehors remplissait les rues. Vers neuf heures, des gens de Bône entrèrent chez le commandant ; ils lui dirent qu’on les avait trompés, qu’au lieu d’un consul avec une escorte de musulmans, on leur avait envoyé une troupe commandée par des officiers français avec un gouverneur, et ils lui intimèrent l’ordre de partir. Pendant qu’il leur répondait en faisant demander des embarcations aux navires, le canon de la kasba se fit entendre ; c’était le signal d’une attaque générale. Les postes assaillis se replièrent sur un carrefour voisin de la porte de la marine. Dans cette retraite, le capitaine Bigot essaya de tenir tête aux assaillans ; abandonné successivement de ses hommes, resté seul dans une rue étroite, il s’élança sur ses adversaires, en tua deux, mais, atteint d’une balle, il tomba : la foule se rua sur lui,