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forme du bedeau de la paroisse, qui s’avance, la canne haute, pour venger à la fois la sainteté du jour et celle du lien. Le contraste se poursuit. Frank devient ouvrier, puis contremaître ; Tom est embarqué sur un navire qui se rend aux Indes. Il revient, mais n’est point corrigé ; tandis qu’il s’accointe avec une drôlesse qui le pousse au vol, en attendant l’heure de le vendre à la police, Frank devient l’époux heureux et respecté de miss West. Apprenti, ouvrier, contremaître, gendre du patron, puis patron lui-même, il a franchi toutes les étapes du parvenu de l’industrie. Il lui reste à s’élever aux honneurs municipaux ; nous le voyons élu shérif de Middlesex. Ici, les voies divergentes, suivies par Tom et Frank, vont se croiser encore une fois. De simple malfaiteur devenu assassin, Tom Idle est amené devant le shérif, qui reconnaît son ancien camarade, soupire, détourne la tête, et signe un arrêt qui est le prélude de la condamnation à mort. La carrière de ces deux hommes reçoit son couronnement, l’une à Tyburn, l’autre à Mansion-House. Tom est pendu comme son modèle Jack Sheppard ; Frank est lord-maire, comme son prototype, Dick Whittington.

C’est là de la logique, et même de la logique à outrance, mais c’est une logique calviniste ; c’est la doctrine de la grâce mise en onze tableaux. Si deux enfans de dix ans, attachés à la même besogne, vivant dans le même milieu, nourris des mêmes exemples, soumis aux mêmes influences, contiennent respectivement en germe un pendu et un lord-maire, comme la larve contient le papillon, et comme le gland contient le chêne, c’est qu’il y a des fatalités héréditaires, d’invincibles instincts de nature. Que fait la société, dans le drame de Hogarth, pour combattre ces redoutables instincts ? Elle distribue à Tom un petit livre de morale ennuyeuse, et elle l’envoie aux Indes. Il est vrai qu’elle lui prodigue les punitions. Les voici, dans leur ordre et leur gradation : les reproches de M. West, la canne du bedeau, à bord, les coups de garcette et le chat à neuf queues, puis la prison, encore le fouet, peut-être le pilori, et, finalement, l’échafaud. Il y a quelque chose de pire que tous ces supplices, c’est la compagne à laquelle il est rivé. Un nez camard, comme celui de la Mort, et dont les narines forment deux trous ronds au milieu de la face, une mâchoire de fauve, des prunelles pointues dont le regard fouille et blesse, enfin un débraillement cynique qui éteint le désir et donnerait la nausée aux moins délicats, telle est cette femme, et telle est la part de joies échue à Tom dans la répartition des plaisirs et des peines. Si les châtimens que nous avons énumérés ne ramènent pas au bien, si une telle maîtresse ne dégoûte pas du vice, c’est que rien ne peut sauver Tom Idle. Dieu l’a voué, de toute éternité, à la souffrance et au crime, comme il a fait Frank Goodchild pour le bonheur et pour la vertu.