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prend définitivement congé de l’humanité (les Étapes de la cruauté, scène IV).

Le petit Charles Lamb, conduit à l’âge de huit ans dans le cimetière d’Islington, où il s’amusait à déchiffrer les inscriptions élogieuses des tombes, disait à sa sœur Mary-Ann : « Ils sont tous bons ici. Où donc enterre-t-on les méchans ? » Quant à nous, en parcourant l’œuvre de Hogarth, nous sommes tenté de dire : Ils sont tous méchans ici. Où donc sont les gens de bien ? Où sont les travailleurs qui nourrissent la société, les penseurs qui l’instruisent, les magistrats qui y font prévaloir l’idée de justice, les médecins qui soignent les maux du corps, et les pasteurs qui guérissent les plaies de l’âme ?

La réponse sera courte et triste.

Voici l’élite des bourgeois et des marchands de la Cité. Ils sont à table ; nous pouvons juger de leur appétit, mais non de leur vertu. Voici un professeur d’Oxford, entouré de ses élèves : une stupidité presque bestiale règne sur le visage du maître et des disciples. Et ces figures sont des portraits ! Voici le Banc du Roi, au grand complet, le premier tribunal du royaume, dans l’exercice de ses fonctions ; encore des portraits. Un des juges lit, un autre dort, les deux derniers sont manifestement occupés à tout autre chose qu’au procès. Autre page de portraits : ce sont les médecins célèbres, mêlés aux charlatans en vogue et réunis sur « l’écusson des croque-morts. » Plaisanterie lugubre, qui signifie, sans doute, que ces messieurs travaillent indistinctement à enrichir les pompes funèbres.

Réfugions-nous dans l’église. Là, du moins, il n’y aura place que pour des pensées pures et des sentimens honnêtes. Hélas ! .. On y prêche, c’est vrai, et nous connaissons même le texte du prédicateur : Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et je vous donnerai le repos. Les fidèles ont, en effet, trouvé le repos, car ils sont tous endormis. Le clerc seul est éveillé ; mais au lieu d’écouter son maître, il coule un regard profane dans le corsage entrebâillé d’une jeune fille qui s’est endormie en tenant son livre ouvert au Service du mariage. Ce qui se passe dans cette petite église de village se passe en même temps dans tous les temples de l’Angleterre. Partout même torpeur ; partout une parole incolore et froide descend sur un troupeau indifférent.


IV

Hogarth, historien des mœurs, va faire place à Hogarth dramaturge. Laissons-le expliquer lui-même son but et sa méthode. « J’ai traité, dit-il, à la façon d’un écrivain dramatique, les sujets de la