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Reste la décoration des palais et des demeures particulières. Peut-être son infatigable beau-père a-t-il laissé, dans quelque coin du royaume, un plafond vierge, un escalier à couvrir de mythologie… Quand même l’Angleterre du XVIIIe siècle lui offrirait autant de voûtes et de panneaux disponibles que l’Italie du XVIe la tâche ne tenterait pas William Hogarth. Ces dieux nus, ces héros drapés, dont les contemporains de Le Brun et de Kneller ont fait leurs délices, ne lui présentent que des attitudes convenues, des costumes sans date, des corps sans âme, et des corps dont l’anatomie elle-même diffère de la nôtre. Au seuil de ce monde mort, dont l’existence, même dans un passé reculé, lui semble un problème, Hogarth recule de dégoût et presque de peur.

Si l’idéal classique est trop haut et trop loin, la caricature lui parait au-dessous de lui. Entre les héros et les magots, entre les demi-dieux de la Grèce et les diables du moyen âge, entre le sublime et le grotesque, entre la tragédie et la farce, il y a, selon lui, tout un monde intermédiaire, jusque-là négligé des artistes. Or, ce monde-là, c’est précisément celui où nous vivons, et c’est celui que Hogarth se prépare à explorer. Dans la voie où il s’engage, il n’a d’autres précurseurs que les maîtres hollandais, peintres patiens et fins de la vie intime ; mais il vivifiera leur réalisme, en y jetant un élément nouveau : l’action, l’émotion, le drame.

Ici se présente une question qu’il faut se poser à propos de tout écrivain ou de tout artiste anglais : que doit-il à Shakspeare ? Il nous est aisé de répondre. Dans les loisirs de son âge mûr, l’ami de Garrick a pu faire une connaissance intime avec les œuvres du grand dramaturge, que l’apprenti d’Ellis Gamble, l’élève de Thornhill, n’avait pu qu’effleurer. Mais, jeune ou vieux, il n’y a rien dans Hogarth qui vienne de Shakspeare, non, pas même ce que l’analyse chimique appelle une « trace, » pas un atome intellectuel ; car il n’y a rien qui vienne de Shakspeare dans le réalisme. Qu’il plane ou qu’il s’abatte, dans ses essors comme dans ses chutes, le génie de Shakspeare est toujours au-delà ou en-deçà du réel. Chez lui, la poésie et la bouffonnerie alternent sans se confondre ; le grandiose et le burlesque s’entre-choquent, en conservant leur relief propre ; ils ne se rapprochent que pour s’opposer. Ce n’est point un art suivant notre goût, mais c’est un art. Le réalisme est la négation de l’art. Par une abstraction lente, par une généralisation de plus en plus délicate, ou par des intuitions enthousiastes, soixante générations de penseurs et d’artistes étaient parvenues à séparer les beautés et les laideurs, à dégager un idéal de nos imperfections et de nos vulgarités, à distiller notre essence divine. Le réalisme est venu et a proposé le retour au chaos comme un progrès. Il nous a rejetés dans cette vie médiocre et mélangée, où nous rampons, et d’où nous