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passage de chaque ruisseau. Aussi le trajet de Charing-Cross à Newgate est-il le plus redouté des délinquans : trois cent onze ruisseaux à franchir, partant trois cent onze coups de fouet à recevoir. Beaucoup sont morts de cette promenade. Les jours où l’on pend, il est probable que maître Gamble donne congé à ses apprentis. Guy Patin, en pareille circonstance, ne louait-il pas, pour ses élèves, une fenêtre sur la place de Grève ? Donc, William, petit garçon perdu dans la foule, assiste à cette scène qu’il gravera plus tard. Il voit sortir de Newgate les charrettes, l’une portant l’homme et l’autre son cercueil ; il suit le cortège jusqu’à ce cabaret sinistre de Holborn, où le condamné obtient souvent la faveur de trinquer avec le bourreau. Il a dû voir Jack Hal, le prototype du bandit élégant, marcher à la mort un bouquet sous le nez, et distribuer aux femmes, sur son passage, des œillades et des sourires. Il a vu aussi, après la grande prise d’armes de 1715, accrocher à Temple-Bar des têtes fraîchement coupées, des têtes de « criminels. » On nommait ainsi des hommes qui auraient formé le conseil de Sa Majesté, si le roi s’était appelé Jacques III au lieu de s’appeler George Ier. Dans cinquante ans, l’enfant sera devenu un vieillard, et les hideux trophées de la politique pourriront encore à la même place.

La nuit qui tombe vient varier les aspects de la grande cité. Les rues se vident, la foule tarit. Quelques points lumineux s’allument, attirant, à travers les ténèbres, les chercheurs de bruit et les amateurs de plaisir. A Charing-Cross, près de la statue de Charles Ier, les partisans de la dynastie déchue brûlent les ministres en effigie. Dans Cheapside et dans Ludgate-hill, les vitres des Mug-houses flamboient comme celles d’une maison incendiée : c’est de là que les gentlemen des sociétés loyales, échauffés par leurs toasts au roi George, sortent en rangs serrés, la canne haute, pour charger la canaille jacobite. Sur le seuil de sa porte, l’aumônier de la Fleet, le nez empourpré de vin, la perruque grossièrement poudrée de farine, guette les couples attardés pour les marier. Le reste de Londres appartient aux rôdeurs de nuit. Dans cette obscurité profonde, où rayonne de loin en loin la lanterne du watchman, que d’aventures burlesques ! que de drames sanglans ! Mais à cette heure, — du moins nous l’espérons, — le petit William dort paisiblement sous les combles de la maison Gamble. Le moment n’est pas encore venu pour lui d’explorer le monde du vice et du crime.


II

Ainsi, les rues de Londres ont fait l’éducation de William Hogarth. Qu’on ne méprise pas trop ce genre d’instruction : Charles Dickens étudiera à la même université. Sur l’origine et les