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chimérique : voyez tout le personnage de l’Idiot. Il peint les réalités de la vie avec vérité et dureté, mais son rêve pieux l’emporte et plane sans cesse par-delà ces réalités, dans un effort surhumain vers quelque nouvelle consommation de l’évangile. Appelons cela, si vous voulez, du réalisme mystique. Nature double, de quelque côté qu’on la regarde, le cœur d’une sœur de charité et l’esprit d’un grand inquisiteur. Je me le figure vivant dans un autre siècle, — ni lui ni ses héros n’appartiennent au nôtre, ils comptent dans cette fraction du peuple russe soustraite au temps occidental ; — je le vois mieux à l’aise dans des temps de grandes cruautés et de grands dévoûmens, hésitant entre un saint Vincent de Paul et un Laubardemont, devançant l’un à la recherche des enfans abandonnés, s’attardant après l’autre pour ne rien perdre des pétillemens d’un bûcher. Selon qu’on est plus touché par tel ou tel excès de son talent, on peut l’appeler avec justice un philosophe, un apôtre, un aliéné, le consolateur des affligés ou le bourreau des esprits tranquilles, le Jérémie du bagne ou le Shakspeare de la maison des fous ; toutes ces appellations seront méritées : prise isolément, aucune ne sera suffisante. Peut-être faudrait-il dire de lui ce qu’il disait de toute sa race, dans une page de Crime et Châtiment : « L’homme russe est un homme vaste, Avdotia Pavlovna, vaste comme sa terre, terriblement enclin à tout ce qui est fantastique et désordonné ; c’est un grand malheur d’être vaste sans génie particulier. » — J’y souscris ; mais je souscris aussi au jugement que j’ai entendu porter sur ce livre par un des maîtres de la psychologie contemporaine : « Cet homme ouvre des horizons inconnus, sur des âmes différentes des nôtres ; il nous révèle un monde nouveau, des natures plus puissantes pour le mal comme pour le bien, plus fortes pour vouloir et pour souffrir. »


V

On me pardonnera de recourir à des souvenirs personnels pour compléter cette esquisse, pour faire revivre l’homme et donner une idée de son influence. Le hasard m’a fait rencontrer souvent Féodor Michaïlovitch durant les trois dernières années de sa vie. Il en était de sa figure comme des scènes capitales de ses romans : on ne pouvait plus l’oublier, quand on l’avait vue une fois. Oh ! que c’était bien l’homme d’une telle œuvre et l’homme d’une telle vie ! Petit, grêle, tout de nerfs, usé et voûté par soixante mauvaises années ; flétri ; pourtant plutôt que vieilli, l’air d’un malade sans âge, avec sa longue barbe et ses cheveux encore blonds ; et malgré tout respirant cette « vivacité de chat » dont il parlait un jour. Le visage était celui d’un paysan russe, d’un vrai moujik de Moscou ; le nez