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mais non le meilleur. La situation du confident, favorisant des amours qui le désespèrent, est vraie sans doute, puisque l’auteur l’a subie ; je ne sais si elle est mal présentée ou si le cœur est plus égoïste chez nous, mais cette situation a peine à se faire accepter, elle ne se prolonge pas sans quelque ridicule. L’exposition trop lente, l’action dramatique double choquent toutes nos habitudes de composition ; au moment où nous nous intéressons à l’intrigue, il en surgit une seconde à l’arrière-plan, distincte, et qui semble copiée sur la première. Je croirais volontiers que l’écrivain a cherché dans ce dédoublement un effet d’art très subtil, par un procédé emprunté à ceux des musiciens ; le drame principal éveille dans le lointain un écho ; c’est le dessin mélodique de l’orchestre, transposant les chœurs qu’on entend sur la scène. Ou bien, si l’on préfère, les deux romans conjugués imitent le jeu de miroirs opposés, se renvoyant l’un à l’autre la même image. C’est trop de finesse pour le public. En outre, quelques-uns des acteurs sortent de la réalité. Dostoïevsky avait beaucoup goûté Eugène Sue ; je soupçonne, d’après certains passages de la Correspondance, qu’il était encore à cette époque sous l’influence du dramaturge ; son prince Valkovsky est un traître de mélodrame, il vient tout droit de l’Ambigu. Dans les très rares occasions où le romancier emprunta ses types aux hautes classes, il a toujours fait fausse route ; il n’entendait rien au jeu complexe et discret des passions, dans les âmes amorties par l’habitude du monde. L’amant de Natacha, l’enfant étourdi à qui elle sacrifie tout, ne vaut guère mieux ; je sais bien qu’il ne faut pas demander ses raisons à l’amour, et qu’il est plus philosophique d’admirer sa force indépendamment de son objet ; mais le lecteur de romans n’est pas tenu d’être philosophe, il veut qu’on l’intéresse au héros si bien aimé ; il l’accepte scélérat, il ne le souffre pas bête. En France, au moins, nous ne prendrons jamais notre parti de ce spectacle, pourtant naturel et consolant : une créature exquise à genoux devant un imbécile ; étant très galans, nous admettons à la rigueur l’inverse, le génie qui adore une sotte, mais c’est tout ce que nous pouvons concéder. — Dostoïevsky a devancé de lui-même les jugemens les plus sévères ; il écrivait dans un article de journal, en parlant d’Humiliés et Offensés : « Je reconnais qu’il y a dans mon roman beaucoup de poupées au lieu d’hommes ; ce ne sont pas des personnages revêtus d’une forme artistique, mais des livres ambulans. »

Ces réserves faites, ajoutons qu’on retrouve la griffe du maître dans les deux figures de femmes. Natacha est la passion incarnée, dévouée et jalouse ; elle parle et agit comme une victime des tragédies grecques, tout entière en proie à la Vénus fatale. Nelly, la délicieuse et navrante petite fille, semble une sœur des plus