Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tel est le cas de Dostoïevsky. Il a écrit pour guérir. Il a soulevé d’une main prudente, mais impitoyable, la toile qui cachait aux regards des Russes eux-mêmes cet enfer sibérien, le cercle de glace de Dante, perdu dans des brumes lointaines. Les Souvenirs de la maison des morts ont été pour la déportation ce que les Récits d’un chasseur avaient été pour le servage, le coup de tocsin qui a précipité la réforme. Aujourd’hui, je me hâte de le dire, ces scènes repoussantes ne sont plus que de l’histoire ancienne ; on a aboli les peines corporelles, le régime des prisons est aussi humain en Sibérie que chez nous. En faveur du résultat, pardonnons à ce tortionnaire la volupté secrète qu’il éprouve à nous énerver, quand il nous montre ce cauchemar du moyen âge : les mille, les deux mille baguettes tombant sur les échines ensanglantées, les facéties des officiers exécuteurs, les nausées d’une nuit à l’hôpital, les fous par épouvante, les états nerveux qui sont la suite du martyre. Il faut se vaincre et achever de lire ; cela en dit plus long que bien des digressions philosophiques sur les mœurs possibles, le caractère fatal d’un pays où de telles choses se passaient hier et pouvaient se raconter ainsi, comme un récit banal, sans une interjection de révolte ou d’étonnement sous la plume du narrateur. Je sais bien que cette impartialité est un procédé, en partie littéraire, en partie commandé par les susceptibilités de la censure ; mais le fait même que ce procédé est accepté du lecteur, qu’on peut lui parler de ces horreurs comme de phénomènes tout naturels de la vie sociale, de la vie courante, ce fait-là nous avertit que nous sommes sortis de notre monde, qu’il faut nous attendre à toutes les extrémités du mal et du bien, barbarie, courage, abnégation. Rien ne doit étonner de ces hommes qui vont au bagne avec un évangile. On a pu voir, dans les citations que j’ai faites, combien ces âmes extrêmes sont pénétrées par l’esprit d’un Testament qui a traversé Byzance, façonnées par lui à l’ascétisme et au martyre : leurs erreurs comme leurs vertus sont toutes puisées à cette source. En vérité, le désespoir me prend quand j’essaie de faire comprendre ce monde au nôtre, c’est-à-dire de relier par des idées communes des cerveaux hantés d’images si différentes, pétris par des mains si diverses. Ces gens-là viennent tout droit des Actes des apôtres, depuis le paysan du raskol qui cherche « la souffrance, » jusqu’à l’écrivain qui raconte la sienne avec une douceur résignée. Et cette douceur n’est pas purement une attitude : Dostoïevsky a dit mille fois depuis que l’épreuve lui avait été bonne, qu’il y avait appris à aimer ses frères du peuple, à discerner leur grandeur jusque chez les pires criminels : « La destinée, en me traitant comme une marâtre, fut en réalité une mère pour moi. »

Le dernier chapitre pourrait être intitulé : la Résurrection. On y