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parfois l’enfant à cette campagne ; ces premières visions de la vie des champs reparaîtront de loin en loin dans son œuvre, mais rares et courtes. Au rebours des autres écrivains russes, amoureux de la nature et toujours ramenés à celle où ils ont grandi, Dostoïevsky ne lui prêtera qu’une attention distraite ; psychologue, l’âme humaine retiendra toute sa vue, ses paysages préférés seront les faubourgs des grandes villes, les rues de misère. Dans ces souvenirs de l’enfance où le talent puise sa coloration particulière, vous ne sentirez guère l’influence des bois paisibles et des cieux libres ; quand l’imagination du romancier se retrempera à sa source, elle reverra le jardin de l’hospice, les apparitions maladives sous la robe brune et le bonnet blanc d’uniforme, les jeux timides entre les « humiliés » et les « offensés. »

Les enfans du médecin étaient nombreux, la vie malaisée. Après les premières études dans une pension de Moscou, le père obtint que les deux aînés, Alexis et Féodor, fussent admis à l’École des ingénieurs militaires, à Pétersbourg. Une vive amitié, resserrée par une vocation commune pour la littérature, unit toujours les deux frères ; ils se furent d’un mutuel appui dans les grandes crises qui les frappèrent ensemble ; les lettres adressées à Alexis tiennent la meilleure place dans le volume de Correspondance qui nous renseignera sur la vie intime de Féodor Michaïlovitch. Tous deux se trouvaient fort dépaysés dans cette École du génie qui remplaçait pour eux l’université. L’éducation classique a manqué à Dostoïevsky, elle lui eût donné la politesse et l’équilibre qu’on gagne au commerce précoce des lettres. Il y suppléait tant bien que mal en lisant Pouchkine et Gogol, les romans français, Balzac, Eugène Sue, George Sand, qui parait avoir eu un grand ascendant sur son imagination. Mais Gogol était son maître favori ; les Ames mortes lui révélaient ce monde des humbles vers lequel il se sentait attiré. Sorti de l’école en 1843, avec le grade de sous-lieutenant, Dostoïevsky ne garda pas longtemps ses torsades d’ingénieur ; un an plus tard, il donnait sa démission pour se vouer exclusivement aux occupations littéraires.

A partir de ce jour commence, pour durer pendant quarante ans, le duel féroce de l’écrivain et de la misère. Le père était mort, le maigre patrimoine dispersé, entre les enfans, vite évanoui. Le jeune Féodor Michaïlovitch entreprend des traductions, sollicite les journaux et les libraires. Pendant quarante ans, sa correspondance, qui fait penser à celle de Balzac, ne sera qu’un long cri d’angoisse, une récapitulation des dettes qu’il traîne derrière lui, une lamentation sur ce métier de « cheval de fiacre » loué d’avance aux éditeurs. Il n’aura de pain assuré que celui du bagne, pendant les