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sont changés et que notre avantage est grand ! Les palais de Byzance-vont vraiment s’élever sur la scène, et leurs meubles s’ordonner dans les salles, et les costumes de leurs habitans bruire et chatoyer. Et sous ces voûtes, sur ces trônes, chargés de ces broderies, nous allons voir, aussi vivans, — je ne dis pas que Bajazet et Roxane, ce ne serait pas assez dire, — mais que Richard II et Cléopâtre, aussi palpitans et dramatiques, Justinien et Théodora !

Oui vraiment, ce drame que nous espérions, M. Sardou pouvait nous l’offrir : il y a touché dans le septième des huit tableaux dont le nouveau spectacle est formé. On voit là Justinien réfugié dans une crypte, avec deux de ses ministres et quelques gardes, pendant que la sédition des Verts et des Bleus, réunis au cri de Nika, fait fureur dans les rues. Avec le bruit du combat, la nouvelle arrive qu’un autre empereur, Hypatius, est acclamé par les mutins. « Pour qui pariez-vous, demande Justinien à ses ministres : pour lui ou pour moi ? » Le mot est de grande allure ; il décèle l’anxiété d’une âme ; il est dramatique, et d’un dramatique de premier ordre. « Pour vous ! a répondu l’un des ministres, et nos têtes sont l’enjeu. — C’est bien ma seule garantie, » a reparti le maître, et son regard soupçonneux fouille les yeux qui le voient trembler. Cependant une porte s’ouvre, un homme armé se précipite ; Justinien, épouvanté, fuit au fond de la salle : « Lâches ! crie-t-il aux soldats qui s’écartent, faites-vous donc tuer pour votre empereur ! » C’est un ami, un messager de victoire, qu’il a pris pour un ennemi, pour un exécuteur. Bélisaire a dompté la révolte, il l’a balayée par la ville et ramassée en corps ; il la tient captive dans le cirque sous la menace de ses barbares. Faut-il accepter la soumission des vaincus ? « Non, commandez le carnage ! — Mais, interrompt le messager, c’est vingt mille hommes qui vont périr. — Pas plus ! » s’écrie l’empereur. S’il y avait dans Théodora beaucoup de paroles comme celle-là, M. Sardou aurait fait ce qu’il a prétendu faire ; Shakspeare aurait un héritier.

Au quatrième tableau déjà, le dramaturge s’était essayé, — j’entends le dramaturge selon nos vœux, et tel qu’à peine entrevu nous le saluons. C’est ici le cabinet de Justinien, la nuit. L’empereur a demandé l’impératrice ; elle était sortie à pied ; on l’avait vue entrer chez les belluaires, et puis on avait perdu sa trace ; où elle devait souper, elle n’avait pas paru. La voici ; elle rapporte au palais, comme Messaline, le fumet de l’adultère : la jalousie, l’orgueil de Justinien éclatent en outrages ; Théodora riposte par une volée de sarcasmes. A celle-ci l’infamie de son origine, à celui-là son humilité est jetée à la face ; à celle-ci ses vices, à celui-là ses crimes… « Théodora est une comédienne ; mais, sans cette comédienne, si Justinien jouait la parade de l’empire, il serait sifflé. Qu’est-ce autre chose qu’une parade, ce semblant de règne, pendant que Bélisaire fait la guerre et que Tribonien fait