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certaines heures, avant que Patrie et la Haine eussent trouvé leur pays et leur temps, de voir une abstraction fichée dans un mauvais sol et languissante ; au contraire, de ce riche terreau, de ce magnifique fumier qu’on désignait, une fleur se serait élevée naturellement. La Byzance du VIe siècle ! Imagine-t-on sans frémir quels élémens de drame y fermentent ? Cet assemblage de monumens, où l’invention d’un art en décadence est réalisée avec une somptuosité sauvage, toute cette cité récente est comme un grand cirque où les passions humaines se battent. Peut-on se pencher sans ivresse, sans délire poétique, sur cette cuve de mosaïque et d’or où bouillonnent les vices et les crimes de l’extrême culture et de la barbarie, le ragoût de plusieurs races et de leurs mœurs, d’une vieille administration et d’une verte soldatesque, d’une jurisprudence amoncelée pendant dix siècles et d’une religion nouvelle, et le mélange de cette religion avec les superstitions anciennes, avec les philosophies expirantes, avec les hérésies nées d’elle-même ? Cette société bigote et lubrique, chicanière et cruelle, frivole et féroce, divisée en factions par les jeux du cirque, dominée par un empereur en qui ses caractères se répètent, ne suffit-il pas qu’on la regarde s’agiter un moment pour qu’on voie s’en exhaler un drame ? Voici déjà les personnages principaux, du moins les plus illustres, » qui se lèvent : Justinien, le petit pâtre appelé de sa montagne par son oncle, — un soldat parvenu, — pour être élevé à Byzance et destiné à l’empire ; empereur aujourd’hui, représentant et interprète de Dieu sur la terre, retranché dans le cérémonial de sa cour comme un antique roi de Perse et comme une idole ; casuiste en théologie et en jurisprudence ; administrateur chimérique, et dont la pensée plus que le pouvoir s’étend sur tout le monde connu des Césars ; vainqueur au jour le jour par les armes de Bélisaire, ouvrier de civilisation pour une longue suite de siècles par l’esprit de Tribonien ; mari fidèle et voluptueux ; chef d’état impitoyable et débile gouverneur de capitale, dur dans le conseil et couard devant l’émeute. Auprès de lui sa femme, Théodora, fille d’un gardeur d’ours, grandie dans les écuries du cirque et sur les planches du théâtre, ancienne mime, ancienne courtisane, vouée au dégoût de la postérité, ainsi qu’un objet de scandale abominable, par les commérages de Procope, mais de qui l’on peut dire que si ses vices furent de son origine et de son temps, ses vertus, vraiment impériales, furent siennes ; retirée de la débauche et même de l’amour aussitôt qu’elle approcha du trône ; ambitieuse et d’un génie égal à son ambition ; instruite en religion et sage en politique ; séduisante et courageuse ; d’assez de grâce pour que tout un peuple excusât son maître de la lui avoir donnée pour souveraine, — comme les vieillards troyens, voyant la beauté d’Hélène, excusaient le siège soutenu pour elle, — et d’assez de force d’âme pour refuser de fuir le jour où la révolte ébranle les