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plus indépendante qu’il y ait eu de tout préjugé théologique : c’est l’école stoïcienne. Là était l’intérêt de la question proposée par l’Académie des sciences morales, et là est l’intérêt du livre de M. Raymond Thamin. On ne peut guère soupçonner Ariston ou Cléanthe, ni même Cicéron ou Sénèque, en approfondissant la casuistique, d’avoir voulu servir, seize ou dix-huit cents ans à l’avance, les intérêts futurs de la société de Jésus. Si M. Paul Bert, peut-être, était homme à le soutenir, M. Ernest Havet, sans doute, l’avertirait de sa méprise. Puisque donc les stoïciens, ces « jansénistes de l’antiquité, » — comme les appelle M. Thamin, d’une expression tout à fait heureuse, — ont reconnu l’intérêt, l’utilité, la nécessité de la casuistique, c’est que la casuistique, indépendamment d’aucun dogme et d’aucune théologie, répond à quelque chose d’assurément, de profondément, d’éternellement humain. Nous pouvons ajouter avec lui que le rapprochement inattendu de ces deux termes de casuistique et de stoïcisme compléterait, s’il en était besoin, l’évidence de la démonstration.

Ce n’est pas que les stoïciens aient inventé la casuistique. On ne les avait pas attendus pour découvrir que la vie n’est pas toujours simple, ni le devoir facile, — je veux dire facile à connaître. Et, sans parler ici des conflits si nombreux, si douloureux parfois, de l’intérêt et du devoir, on se doutait, avant Zénon, que le plus honnête homme peut se trouver pris entre deux obligations contradictoires et d’ailleurs également impérieuses. M. Thamin nomme à ce propos, entre autres prédécesseurs de la casuistique stoïcienne, Socrate, Aristote, Épicure. Mais que n’a-t-il plutôt emprunté ses exemples au répertoire des grands tragiques ? Les Choéphores, Antigone, Andromaque, Iphigénie en Aulide, autant de cas de conscience, en effet, où le devoir s’oppose au devoir, l’obligation à l’obligation, et qu’on ne peut résoudre, bon gré mal gré qu’on en ait, sans recourir à ces distinctions qui sont le tout de la casuistique. Au nom d’une loi naturelle, considérée comme supérieure, est-il jamais permis de violer une loi positive et de passer outre au commandement formel de l’autorité légitime ? Voilà toute l’Antigone ; et c’est pourtant ce que l’on s’indigne, à si grand fracas, que nos modernes casuistes aient osé discuter, ou même proposer dans leurs théologies morales. Un fils, en aucun cas, peut-il croire que son devoir l’oblige à venger sur sa propre mère le meurtre de son père ? Telle est la question qu’Oreste agite dans les Choéphores ; et plus de vingt siècles après Oreste, Hamlet nous est témoin que la conscience de l’humanité n’avait pas encore pu trancher ce redoutable problème. On regrettera que M. Thamin n’ait pas rappelé ces exemples et tant d’autres semblables, car ils formaient à son sujet l’introduction la plus naturelle, comme lui-même n’en fût aperçu si, par un singulier caprice, dans un livre sur la Casuistique stoïcienne, il n’avait rejeté tout à la fin du volume le peu qu’il a cru devoir dire de la casuistique avant