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LES MÉMOIRES DE CATT.

passions. » Il écrivait à sa sœur Wilhelmine : « Quand je récapitule ma vie, je n’y vois qu’un enchaînement de sottises. La parfaite raison n’est pas faite pour nous, la sensibilité est notre partage. Tous les instans heureux que nous nous procurons sont comme autant de fruits que nous arrachons d’un arbre défendu par un monstre jaloux[1]. » Cet homme au sang bouillant, aux passions de feu, qui, après avoir étonné le monde par l’audace de ses entreprises et l’effronterie de ses désirs, se montra plus grand dans la défaite que dans la victoire et s’acquit la réputation du plus avisé des rois, d’un génie mûri par le malheur, est un personnage plus intéressant que le Frédéric peint en grisaille, que M. de Sybel recommande à nos pieux respects. Il est bon que les historiens se défient des contes bleus ; mais il ne faut pas les remplacer par des légendes grises, qui sont moins réjouissantes et ne sont pas plus vraies.

Jugeons Frédéric comme il se jugeait lui-même. Il racontait un jour à Catt que, touché de repentir, un jeune libertin avait fait à son confesseur l’aveu complet de ses péchés, et l’entendait s’écrier à chaque article : « Ah ! quelle chienne de vie ! — Eh ! quoi, s’écria le jeune pécheur, est-ce après tout un si grand crime d’avoir goûté les plaisirs de l’amour, mis à mal quelques fillettes, débauché quelques femmes mariées ? — Vous ne m’entendez pas, mon fils, répondit l’autre en soupirant. Ce n’est pas à votre vie que j’en ai, mais c’est la mienne qui est une chienne de vie ! » Frédéric, qui se plaignait sans cesse que les conquérans mènent une chienne de vie, n’héritait pas à convenir que la plus triste de toutes est celle des gens qui ne font jamais parler d’eux. Mais il faut lui rendre cette justice qu’il n’avait pas besoin de se battre pour faire parler de lui. « Vous n’avez autour de vous que d’excellens meurtriers en habits écourtés, lui écrivait Voltaire au mois de juin 1759. À Sans-Souci, Sire, à Sans-Souci ! Mais qu’y fera votre diablesse d’imagination ? Est-elle faite pour la retraite ? Oui, vous êtes fait pour tout. » Il le prouva bien, car à peine eut-il remisé sous les ombrages de Potsdam « ses vieux os, sa carcasse et sa tête en marmelade, » il employa sa diablesse d’imagination à réparer les maux de la guerre, à rebâtir des villages brûlés, à rétablir ses finances, à gouverner en sage, en philosophe ses états agrandis. À son tour, n’avait-il pas le droit d’écrire à Voltaire : « Pensez que les rois, après s’être longtemps battus, font enfin la paix. Ne pourrez-vous jamais la faire ? » Jamais âme ne fût plus étoffée ; jamais homme plus richement doué, plus extraordinaire, n’a traversé la scène agitée de ce monde.

G. Valbert.
  1. Politische Correspondenz Friedrich’s des Grossen, IX, page 366.