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LES MÉMOIRES DE CATT.

indifférence pour ces deux métiers et sacrifier ses penchans naturels à son honneur, à son devoir, à son patriotisme de roi. M. de Sybel invoquait à l’appui de sa thèse paradoxale le témoignage de Catt. Certains historiens allemands ont trop de goût pour les caractères de convention, et, depuis peu, il est convenu en Allemagne que tous les rois de Prusse ont été des sages, des hommes corrects, irréprochables, toujours maîtres de leurs désirs, toujours esclaves de leur devoir, étrangers à toute vaine ambition comme à toutes les perfidies de la politique, ne faisant la guerre à leurs voisins que par de douloureuses nécessités de conscience et parce qu’un souverain doit s’immoler aux intérêts de son pays. Nous craignons bien que M. de Sybel ne perde sa gageure. Frédéric II était un très grand homme ; mais on n’en fera jamais un Grandisson.

Il est certain qu’en devisant avec Catt, Frédéric a maudit plus d’une fois la guerre et les calamités dont elle afflige la vie humaine. Il traitait volontiers ce sujet quand ses affaires allaient mal. Il s’étonnait qu’on pût envoyer tant de braves gens dans l’autre monde pour la possession de quelques bicoques ; il prenait contre lui-même le parti des pauvres diables « qu’on obligeait à entrer malgré eux dans les illustres démêlés des princes. » Il se plaignait qu’au surplus, dans ce triste métier des armes, le succès dépendit des caprices de sa sacrée majesté le hasard, que les plus belles combinaisons fussent compromises « par des bourriquades, par des oreilles plus ou moins longues, par quelques fatales charrettes embourbées qui retardent une marche essentielle. » Souvent aussi, il s’indignait contre « ce faquin de Voltaire, » qui avait osé soutenir qu’il n’est pas besoin de beaucoup d’étude pour apprendre à tuer les hommes. — « Voltaire n’y entend rien. Il dit que la lecture des batailles l’ennuie ; mais quand je lis les campagnes d’Eugène, de Montecuculli, de Luxembourg, cela me donne mille idées. Je voudrais voir comment Voltaire s’en tirerait quand on viendrait lui faire un rapport tel qu’on vient de me faire. Oui, il faut du génie ; il faut que je devine les fantaisies d’un général, que je le fasse agir comme il doit agir, que je pare aux coups qu’il médite. Et les provisions d’une armée ! Il faut des âmes pensantes, et je n’en ai pas vingt. » Et il s’écriait : « Monsieur de Voltaire, monsieur de Voltaire, vous ne savez ce que vous dites, vous bavardez sur cela comme votre Lusignan bavarde sur la scène ! »

Il aimait tant ce maudit métier qu’il le faisait avec trop de fougue. Méprisant les conseils de ses généraux et de son frère Henri, il donna souvent prise sur lui par ses emportemens, par sa précipitation. En vain se proposait-il, au commencement d’une campagne, de devenir plus circonspect que le maréchal Daun lui-même, de prouver au monde « que si le Fabius autrichien avait une livre de plomb au c…, il en avait deux à chaque f… » La vivacité de son humeur, l’amour