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douzaine de chemises qu’elle m’envoyait où j’étais. Depuis la perte irréparable que j’en ai faite, personne n’a plus soin de moi. » Catt raconte aussi qu’ayant reçu de belles manchettes de la fabrique de Potsdam, Frédéric, s’armant de ciseaux, découpa, tailla, si bien que d’une paire il s’en fit douze, en disant : « Il ne me les faut pas plus longues que belles, car j’ai la mauvaise habitude d’y essuyer mes plumes. » Catt n’insiste pas sur ces misères ; d’un bout à l’autre de ses mémoires, il s’est appliqué à mettre dans tout leur jour les vertus héroïques du grand homme, son prodigieux génie et même ses qualités de cœur. Il a noté avec soin toutes les occasions où son maître s’était montré sensible au malheur d’autrui, affable avec les petits, compatissant pour les misérables, indulgent pour ses serviteurs.

Il n’a pu se dispenser toutefois de rapporter que les personnes de sa suite lui reprochaient d’abuser de sa prérogative royale en décochant des épigrammes auxquelles on n’osait pas répondre, en infligeant à quiconque vivait dans sa familiarité de cruelles mortifications d’amour-propre. Comme on l’a dit, il faisait des balafres sous prétexte qu’on l’égratignait. C’était l’histoire du léopard jouant à la main chaude avec les singes. Catt s’était fait une loi de ne jamais entrer dans les jeux de ce terrible homme, dont il désarmait la malice par la candeur de son respect. Il a résumé tous les griefs qu’il pouvait avoir contre le léopard, en citant sans commentaire la lettre d’un Suisse, de ses amis, qui lui écrivait en 1758 : « On dit le Salomon du Nord difficile dans sa société, exigeant beaucoup, humiliant beaucoup plus encore ceux qui ont l’honneur de vivre avec lui, soupçonnant tout et, fort aisément, se dégoûtant de même lorsqu’il devrait récompenser des services. Peut-être que si, comme le Salomon de la Judée, il eût eu dans son palais la troisième partie des belles femmes que le roi juif avait, tous ces on-dit n’auraient pas eu cours. Les femmes, lorsqu’on ne s’épuise pas avec elles, sont plus propres que les belles-lettres et la philosophie et la sublime vanité de la métaphysique pour adoucir l’humeur et le caractère. » Si Frédéric avait cru à l’immortalité de l’âme et s’il avait aimé les femmes, Catt l’aurait trouvé parfait. Mais, comme il le dit dans son journal, il avait appris du roi lui-même que le cri des paons signifie : Rien n’est parfait dans ce pauvre monde.

Un historien allemand fort connu et d’un incontestable mérite, M. de Sybel, prétendait tout récemment que le grand Frédéric ne s’était jamais passionné que pour les arts de la paix, qu’il ne s’intéressait qu’à l’agriculture, à l’industrie, à l’administration de la justice et plus encore aux choses de l’esprit, aux lettres, aux sciences, qu’il n’avait jamais, connu l’ivresse des entreprises, et de la victoire, qu’il s’était illustré dans la guerre et dans la diplomatie à son corps défendant, que pour devenir l’un des plus grands tacticiens et l’un des plus grands politiques de tous les temps, il avait dû triompher de son