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qu’on ne devait pas étendre à l’âme les sévices dont souffrait le corps.

Cette crise, au reste, on la dissimulait. Un des frères du poète, l’abbé Crudeli, — singulier abbé, qui finit, après bien des scandales, par prendre femme et se faire avocat, — venait deux lois par jour à Santa-Croce pour avoir des nouvelles : on ne lui disait rien de l’accident survenu. Quand il l’eut appris par ailleurs, on lui refusa l’accès de la prison : il ne put l’obtenir que par l’intercession bienveillante et sur la volonté expresse du nonce. Auprès du nonce lui-même, l’inquisiteur, pour justifier sa conduite, soutenait que l’accident n’était rien ; mais justement à cette heure, Antonio Crudeli apportait au ministre Rucellai un billet que le prisonnier avait écrit de son sang et où il relatait ses douleurs physiques et morales. Informé sans retard, le nonce ordonnait que le malade fût transféré dans une prison vaste, aérée, qu’il y fût entouré d’égards, qu’on lui prodiguât tous les remèdes que sa famille et le médecin jugeraient nécessaires. Là-dessus, le père Ambrogi jette les hauts cris : « Monsignor Archinto a dépassé ses pouvoirs, puisque le pape saint Pie V avait interdit à ses nonces toute ingérence dans les affaires de l’inquisition florentine. » Mais devant la fermeté du prélat, qui répondait de tout, il fallut bien s’exécuter.

Un simple changement de chambre suffit pour améliorer cette santé si compromise. Crudeli allait bientôt obtenir une amélioration plus sensible d’un nouveau déplacement. Son persécuteur, par la mort de Clément XII, si acharné contre les francs-maçons, perdait le meilleur atout de son jeu. Aussitôt s’accusaient, par un naturel esprit de réaction, les sentimens plus humains, plus concilians, plus modernes, qui devaient amener, près de six mois plus tard, l’exaltation de Benoît XIV. Crudeli fut transféré, sur sa demande, au château de Saint-Jean-Baptiste, qu’on appelait Fortezza da basso, pour y rester jusqu’à ce que la sentence fût prononcée. Très vexé de ne pouvoir plus jouer avec son prisonnier comme le chat avec la souris, l’inquisiteur Ambrogi se vengeait par une bien mesquine taquinerie : Tommaso Crudeli ne connut la décision qui faisait droit à sa demande qu’au moment où le carrosse qui devait l’emmener était déjà devant la porte de Santa-Croce (9 juin). C’est dans le Diario du docteur Cocchi, autrement dit dans ses notes prises au jour le jour, qu’on trouve ce détail.

Après treize mois de détention ecclésiastique, notre poète, dans une forteresse civile, se croyait au paradis. Il l’embellissait de ses espérances, qui ne connaissaient plus de bornes. « Mon honneur et mon repos, écrivait-il au comte de Richecourt, sont assurés ; ma liberté le sera bientôt. » L’inquisiteur vint jeter un seau d’eau froide sur cette chaleur prématurée d’enthousiasme, en montrant