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imprudente décision qui causa leur perte. Quand ils voulurent recourir au remède, il n’était plus temps ; leurs bras étaient paralysés. On sait ce qui arriva. Ils avaient dépassé 8,000 mètres. Après une heure de sommeil léthargique, M. Tissandier se rappelle avoir vu ses deux amis évanouis au fond de la nacelle ; puis, quelque temps après, Crocé, qui s’était réveillé, jeta par-dessus bord les instrumens, les couvertures, tous les objets à sa portée, sans qu’on puisse savoir à quelle ivresse il obéissait. Aussitôt le ballon remonta jusqu’à une hauteur inconnue et, quand finalement il redescendit et que Tissandier fut revenu de son évanouissement, ses deux compagnons étaient sans vie. Sivel avait la figure noire, les yeux ternes, la bouche ouverte et remplie de sang ; Crocé, les yeux à demi fermés et la bouche sanglante. C’est tout ce qu’on sait de ce lamentable événement, qu’un peu de prudence aurait conjuré. La compassion du public pour un si grand malheur s’est traduite en une souscription qui a dépassé 100,000 francs, et un tombeau a été élevé. Il est beau d’honorer le malheur : il ne faut pas cependant que l’opinion s’égare. Sivel et Crocé Spinelli ne sont point, comme on l’a dit, des martyrs de la science ; ils ont été surtout les victimes d’une imprévoyante témérité, car les dangers qu’ils bravaient leur étaient connus, et le remède, ils ne l’ont point employé. La science n’a rien gagné à leur mort si ce n’est la preuve, chèrement achetée, de l’impossibilité de vivre à des hauteurs dépassant 8,000 mètres : cette preuve n’était pas nécessaire.


VI

Au premier coup d’œil qu’il jette dans l’atmosphère, un observateur se sent découragé par la multiplicité des effets. Rien n’est mobile et fuyant comme l’air. Soumise au vent, qui prend toutes les vitesses et souffle dans tous les sens, au réchauffement solaire, au froid de la nuit, aux influences des lieux, à l’humidité, à la sécheresse, à la pluie, au beau temps, l’atmosphère semble obéir à tous les caprices et ne suivre aucune loi ; mais le ballon va nous apporter un précieux moyen de nous reconnaître au milieu de ces complications. C’est un observatoire volant qui nous transporte en un instant dans toutes les couches, nous fait visiter le détail des actions en chaque point, au moment qu’elles s’accomplissent, et nous permet ensuite d’en reconstituer l’ensemble ; et, tandis que les observatoires de montagne sont des lieux d’exception, entourés de sommets perturbateurs, qui n’observent les mouvemens aériens qu’après en avoir modifié les conditions, les ballons sont de