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la population de l’empire allemand.


Vosges et au-delà. Les nouvelles frontières tracées de ce côté ont déterminé l’annexion d’un million et demi de sujets français, dont plus de trois cent mille ne savent pas parler allemand. Poètes et publicistes ont prêché, longtemps avant l’événement, la croisade qui aboutit à la conquête de l’Alsace-Lorraine. Tour à tour, la morale, la religion, la civilisation, étaient invoquées pour justifier cette prétention. À la veille de la guerre, Boeckh fit paraître en 1869 son ouvrage sur la population de l’empire allemand, demandant de rendre à la mère patrie ses enfans alsaciens au nom des bonnes mœurs, en même temps qu’il réclamait l’indépendance des Lettons et le protectorat de l’Allemagne en faveur de la Pologne russe. Et Schenkendorf, du haut du vieux château de Bade, dans une apostrophe jetée à notre face, signalait notre pays comme un trésor perdu, que le peuple allemand avait mission de reprendre, afin de nous délivrer du joug de l’enfer.

Doch dort an den Vogesen
Liegt ein verlornes Gut,
Da gilt es deutsches Blul
Vom Höllenjoch au lösen.

L’enfer, aux yeux de ce poète chevelu, c’était la France. À la vérité, l’empire allemand ne paraît pas avoir offert aux populations reconquises les joies du paradis, même en espérance et comme simple perspective, puisque 538,517 Alsaciens-Lorrains, sur un total de 1,549,738 habitans présens lors de l’annexion, ont opté formellement pour la nationalité française. On n’a pas, chez nous, le caractère assoupli au point de dire : Merci bien ! au maître qui vous met le collier de force au cou. En fait de jouissance viagère, nous avons l’état de siège et l’arbitraire de la dictature comme franchise publique, accommodée d’expulsions qui ont toujours un profond retentissement quand même elles frappent seulement des familles particulières. Étonnez-vous, après ces vexations et les froissemens de tous les jours, servis en place des libertés perdues et des félicités promises, si les annexes s’obstinent à regretter le régime français, si malgré les tentatives des fonctionnaires allemands qui ont pris au sérieux leur tâche de collaborateurs à l’œuvre de conquête morale pour gagner à l’Allemagne un « peuple frère, » ces efforts restent impuissans ! C’est que :

Il est des liens secrets, il est des sympathies
Dont, par le doux rapport, les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ce je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.